samedi 30 mars 2019
La fille de ma mère
Ah... comme les choses ne sont jamais aussi innocentes qu'elles en ont l'air. Vendredi après-midi, je bénévolais au CHSLD pas loin de chez nous. C'était la journée du bar laitier. Pour l'occasion, nous nous transformons en pushers de crème glacée et passons d'un étage à l'autre pour offrir soit un cornet, soit un bol de ce dessert dont personne ne semble avoir oublié le goût peu importe son état mental ou physique. La plupart des résidents s'emparent donc du cornet et le dévorent rapidement en faisant souvent claquer leur langue avec délectation. D'autres ont besoin d'un peu d'aide et c'est avec grand plaisir que nous les faisons manger à la cuillère. C'est ainsi que je me suis retrouvée à nourrir M. B. dans l'une des salles à manger du Centre. J'aime bien parler aux gens en portant la nourriture à leur bouche. J'ai moins l'impression de simplement être là pour gaver quelqu'un. Et je vous avouerai que cela me permet de cacher mon inconfort et mon malaise. Oui je trouve ça difficile de nourrir une personne âgée qui ouvre la bouche plus par habitude que par conscience de l'acte qu'elle est en train d'accomplir. En tout cas, fidèle à mon habitude, je faisais la conversation.
M. B. m'écoutait patiemment lui dire que la crème glacée c'est toujours bon, surtout quand revient le soleil et la chaleur. Je lui expliquais que nous avions deux sortes de crème glacée aujourd'hui et que j'avais choisi pour lui la napolitaine. J'ai continué mon monologue en lui racontant que, chez nous, on parlait plutôt de la "crème glacée trois couleurs". Et aussi que lorsque que je mangeais de la crème glacée dans un bol, j'aimais ça la faire fondre en la brassant avec ma cuillère. Je me retrouvais bien vite avec un bol de crème glacée molle et j'adorais ça. Mais pas ma mère. Elle trouvait que ça ne faisait pas partie des bonnes manières à table de jouer ainsi avec sa crème glacée. "Et vous écoutiez votre mère?", me répond Mme F. assise un peu plus loin. Mon soliloque n'était donc pas passé inaperçu. "Ben, non, je ne l'écoutais pas. Je recommençais toujours mon manège chaque fois que je mangeais de la crème glacée". Je crus percevoir un petit sourire du côté de chez M. B. Peut-être qu'il aimait ça lui aussi la crème glacée molle, surtout que je n'avais pas arrêté de brasser la sienne en la lui donnant. "Et là, votre mère, elle ne doit pas être contente si vous ne l'écoutez pas", revient Mme F. à la charge. Bon, je suis de retour au CHSLD. L'espace-temps variable. Mme F. attend une réponse. Et M. B. tant qu'à y être. "C'est que ma mère est morte depuis longtemps". Me voilà en train de chercher l'année. L'espace-temps variable. "Elle est décédée en 1987", dis-je d'abord, avant de me raviser et d'accrocher au passage la bonne année, "en fait, c'est plutôt en 1997". Je crois que Mme F. n'en a cure des années. Elle semble plutôt attristée du fait que ma mère ne soit plus là. Moi aussi ça me frappe. Raconter un simple souvenir d'enfance en aidant quelqu'un à manger de la crème glacée semble peu significatif au départ. Mais on est samedi soir. Et j'y pense encore.
En fait, tout d'un coup je réalise que ça fait une éternité que je n'ai pas été la fille de ma mère. Et je m'ennuie en maudit de cet amour inconditionnel. Oui je m'ennuie de n'avoir personne à qui raconter mes grands et petits bonheurs en sachant que l'oreille qui m'écoute n'est là que pour moi. Oui je m'ennuie de n'avoir personne avec qui aller magasiner pendant toute une journée en achetant pas grand-chose mais en jasant en masse par contre. Oui je m'ennuie de ne plus avoir celle qui me défendait contre vents et marées, peu importe que j'aie raison ou non. Ouais. Depuis 1997, ma maman n'est plus là pour me donner ses recettes. Elle n'est plus là pour me donner ses conseils. Elle n'est plus là pour me raconter son histoire, pour me dire comment ça se passait quand elle était jeune. C'est là qu'on regrette de ne pas avoir bien écouté. Parce qu'on pense qu'on a tout le temps.
Et je réalise aussi que ça fait longtemps que je n'ai pas été une enfant. Pas été insouciante. Parce qu'elle était là ma mère pour s'occuper de moi et que je n'avais pas à être responsable de tout. Mais un jour, tout a basculé. Je suis revenue de l'hôpital et je n'avais plus de mère. Le choc. Le vide. J'ai mis beaucoup, beaucoup de temps à faire le deuil. J'ai pensé que je ne me remettrais jamais de cette perte. Mais les années passent quand même. Et il faut bien avancer. Comment ai-je pu simplement croire que j'avais oublié l'odeur de l'enfance, le bonheur tout simple d'être la fille de ma mère? Je me rends compte maintenant à quel point il y avait de la légèreté dans mon âme quand je racontais cet instantané de jeunesse. Comme cela m'a fait du bien de prendre conscience que la petite fille était encore là.
Heureusement qu'il y a la crème glacée pour ramener les souvenirs. Pour me rappeler que je serai toujours la fille de ma mère.
lundi 25 mars 2019
Je ne vois rien, je n'entends rien, je ne dis rien
Je ne vois rien
Samedi soir. Rue Rideau. Il gît au sol. Sur de la glace. Les gens passent mais ne le remarquent même pas. Sauf deux jeunes filles qui s'arrêtent devant lui. L'une d'entre elles lui parle fort. Elle lui demande si ça va. Elle veut qu'il se lève. Mais lui, l'anonyme de la rue, ne bronche pas. On dirait qu'il est mort. Un jeune homme qui venait de nous demander de l'argent il y a quelques minutes à peine nous dépasse rapidement mais prend quand même le temps de marmonner : "Il est là depuis un bout." L'Homme et moi sommes sidérés. Ainsi, cet homme avait été vu. Pas assez cependant pour que quelqu'un ait envie de réagir et de lui offrir de l'aide. Jusqu'à l'arrivée des deux samaritaines qui ont joint les services d'urgence. Bientôt nous entendons les sirènes de la police, puis de l'ambulance. Il sera emmené pour recevoir les soins appropriés mais nous savons bien qu'il sera aussi retourné à la rue dès qu'il aura repris un peu de mieux. Nous le savons parce que nous avons déjà vécu cette situation avec d'autres amis de la rue. C'est presque toujours le même scénario. Les poqués, on ne les veut pas trop longtemps aux urgences. Ils puent, ils ne veulent pas s'aider, ils parlent de façon incohérente, ils n'appartiennent pas à l'atmosphère aseptisée des services hospitaliers. Notre ami M. nous a raconté avoir été remis sur la route en plein hiver, sans même avoir son manteau sur le dos puisqu'il était arrivé en ambulance et que ses vêtements étaient restés chez lui. Il a dû marcher pour retourner à la maison. Ça te donne tout un coup de fouet le vent glacial de janvier.
Je n'entends rien
Toujours samedi soir. Toujours rue Rideau. Nous voici maintenant devant le magasin la Baie d'Hudson. Il émet une toute petite plainte quand nous passons devant lui. Juste assez fort pour qu'on se retourne. Il est couché sur son maître qui l'a enveloppé d'une couverture. Il nous regarde avec ses beaux grands yeux d'ami fidèle, prêt à mourir de froid s'il le faut pour accompagner celui qui a tant besoin de lui. Des gens ont laissé de la nourriture pour lui. D'autres des sous pour son maître. L'Homme et moi sommes une nouvelle fois interpellés au plus profond de notre âme devant ce spectacle désolant. Nous fouillons frénétiquement dans nos poches pour chercher de la monnaie. Dans mon sac à main, se trouvent les trois paquets de chocolats que je viens d'acheter pour ajouter aux desserts que je fournirai à Itinérance Zéro ce mercredi. J'en prends un et le tends au propriétaire du gentil chien en me disant que c'est définitivement pas grand-chose comme aide mais, bon, je ne peux pas me cantonner dans l'indifférence et faire semblant que tout va très bien Madame la Marquise et qu'on déplore un tout petit rien. Non, vraiment pas.
Je ne dis rien
Voilà qu'arpenter la rue Rideau un samedi soir pour se rendre au Centre national des Arts devient un véritable parcours du combattant. À quelques pieds du Château Laurier, nous croisons un jeune couple adossé à un muret de ciment. La fille est emmitouflée dans un sac de couchage et semble frigorifiée. Faut dire qu'il fait froid et qu'il vente à écorner les boeufs. Couchée sur le trottoir, elle doit effectivement avoir l'impression d'être sur une banquise. Un deuxième sac de chocolats disparaît. En même temps que ma foi en l'humanité. Nous continuons d'avancer envers et malgré tout et nous arrivons maintenant devant l'entrée principale du Château juste à temps pour voir des voitures débarquer de superbes femmes en robes longues et talons aiguilles accompagnées de leurs chevaliers servants en habit cravate. Le contraste est frappant. C'est à la fois irréel et choquant comme spectacle. Il suffirait aux clients de l'hôtel de tourner légèrement, très légèrement la tête pour apercevoir un tout autre monde que celui dans lequel ils vivent. Et, tant qu'à y être, il nous suffirait à toutes et à tous d'ouvrir les yeux, de prêter l'oreille et de crier haut et fort notre révolte devant tant d'injustice, de misère et d'inégalité.
Un repas à la fois
Hier après=midi. Dans le garage mal chauffé d'une ancienne caserne de pompiers. Assis sur des chaises pliantes qu'ils ont apportées de chez eux, les bénévoles d'Itinérance Zéro sont réunis. Pendant près de trois heures, ils écouteront différentes personnes parler du fonctionnement de cet organisme exceptionnel. Les statistiques sont éloquentes. Les besoins sont criants et ils ne vont pas en diminuant. C'est plutôt l'inverse qu'on observe. J'ai probablement ranimé le virus du rhume dont je m'étais presque débarrassée en me gelant le derrière sur ma petite chaise en plastique mais comme j'étais fière de faire partie de ce groupe qui fait une véritable différence dans la communauté. Tous ces gens un peu fous qui donnent temps et argent (ben oui) pour cuisiner les 1 000 repas servis chaque mois, pour trier les vêtements chauds qui sont donnés afin qu'ils soient redistribués, pour écouter et accompagner les personnes qui osent vaincre leur gêne et se rendre au motorisé. Je me suis même sentie émue en observant ces citoyens de tous âges déterminés à poursuivre la mission d'Itinérance Zéro. Ainsi, il est donc possible de voir le Mal, d'entendre le Mal et de dire le Mal sans pour autant s'en imprégner mais plutôt avec l'objectif ultime de faire triompher le Bien. En tout cas, cuisiner des desserts me calme et apaise un peu ma colère devant l'individualisme crasse qui nous entoure. Me transformer en pâtissière effrénée me permet de vaincre l'impuissance qui m'envahit régulièrement devant la détresse des plus démunis. Mais je ne peux éviter la tristesse devant le manque d'empathie évident dont nous faisons preuve comme société.
"Aime ton prochain comme toi-même", c'est plus vrai que jamais.
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