"R. est mort?", ai-je répété d'un ton incrédule en espérant ainsi ne pas avoir à traiter cette information dans mon cerveau. Hélas, la personne qui venait de m'apprendre la triste nouvelle n'a fait que réitérer ses propos en me décrivant R. pour être bien certain que je savais de qui il parlait. Je ne le savais que trop. Je ne l'avais pas vu depuis quelques jours et je m'inquiétais justement pour lui qui avait repris sa vie d'itinérance.
J'ai pleuré doucement en continuant stupidement de vendre mes billets pour le repas. La coordonnatrice des bénévoles m'a proposé d'aller dans le bureau. J'ai refusé. Je voulais rester dans la salle avec ma gang. Je voulais vivre ma peine avec eux parce que je savais qu'ils ne me laisseraient pas seule. Comme prévu, j'ai eu droit dans les minutes qui suivaient à une chaleureuse accolade de S. et à une bonne tape dans le dos de K. Et que dire de J., mon ami, qui m'a demandé à plusieurs reprises dans la journée si j'allais bien.
Pour dire vrai, je suis encore sous le choc et je m'en veux. C'est comme ça toutes les fois où je perds quelqu'un de la Soupière. Et depuis trois ans maintenant, j'en ai quand même enterré quelques-uns. Vous ne le savez peut-être pas mais on ne vit pas vieux quand on est pauvre. La misère, ça use. Et pas seulement les souliers.
Je m'en veux de faire partie d'une société aussi indifférente au sort des personnes démunies. Peu importe la raison pour laquelle on devient pauvre, on ne mérite pas d'être traité moins bien qu'un animal. Faut-il encore au 21e siècle, dans une société riche comme la nôtre, que des personnes soient obligées de chercher des moyens de se nourrir décemment? Est-ce que c'est normal d'avoir à compter sur la Soupière pour manger un repas par jour pendant la semaine et de n'avoir rien dans le frigo pour la fin de semaine? Vous trouvez que j'exagère? Pourtant, j'ai entendu plus d'une personne me dire le lundi qu'elle avait hâte qu'on ouvre pour venir manger.
Je vous entends, les biens-pensants de ce monde, me crier : "Qu'ils aillent travailler et qu'ils cessent de quémander!" Ça vous paraît simple, n'est-ce pas? Mais ce ne l'est pas. Que faites-vous par exemple quand, après des semaines de recherches infructueuses, vous décrochez enfin la petite job qui va vous permettre de sortir de votre trou pour un bout et que nous n'avez même pas une cenne pour vous acheter de la bouffe pour vous faire des lunchs? Vous travaillez sur la construction. C'est dur. C'est exigeant. Vous avez besoin de manger pour être capable de donner un rendement suffisant. Mais votre boîte à lunch est vide parce que vous attendez votre première paye pour aller à l'épicerie. Vous trouvez que j'en mets trop? J'ai dépanné plus d'une personne dans cette situation afin qu'elle puisse au moins avoir les forces nécessaires pour ne pas perdre courage.
Je m'en veux parce que j'ai l'impression d'échouer dans ma mission de venir en aide aux autres. Je m'en veux quand ils meurent. Je m'en veux aussi quand ils subissent le profilage social exercé trop souvent par les policiers du coin. Vous ne comprenez pas ce que je veux dire? Avez-vous déjà reçu une amende parce que vous ne marchiez pas sur le trottoir? Moi non. Eux oui. Avez-vous déjà été interpelé parce que vous sortiez du Tim Horton à 23 h et que vous vous dirigiez à pied vers votre maison avec un café dans les mains? Moi non. Eux oui. Avez-vous déjà été questionné parce que vous étiez assis sur un banc en train d'attendre la fin de votre brassée à la buanderie? Moi non. Eux oui. Avez-vous déjà éveillé les soupçons parce que vous étiez mal habillé, mal rasé, mal coiffé, parce que vous alliez chercher votre petite bière au dépanneur du coin? Moi non. Eux oui.
Je m'en veux quand ils pleurent parce qu'ils ne peuvent pas voir leurs enfants placés dans des familles d'accueil qui habitent trop loin pour qu'ils puissent s'y rendre à pied. Je m'en veux quand ils attendent trop longtemps pour aller voir le dentiste et qu'ils ont ensuite tellement mal. Je m'en veux quand ils n'ont même pas d'argent pour s'acheter des billets d'autobus pour se présenter à des rendez-vous pour rencontrer un travailleur social ou un représentant de la justice et qu'ils décident de marcher de longues distances, par toutes les intempéries, pour éviter de perdre un privilège ou de se retrouver en-dedans.
Je m'en veux quand ils sont obligés, comme je l'ai vécu moi-même à Montréal, d'entrer dans un wagon de métro et de crier qu'ils ont faim devant l'indifférence générale. Je m'en veux quand ils suscitent la peur alors qu'ils sont simplement désemparés, découragés, au bout de leur corde.
Je m'en veux quand ils meurent parce que je les aime profondément et que je n'ai pas réussi à trouver une solution. Je m'en veux quand ils meurent parce que je ne pourrai plus leur parler et me nourrir de leur magnifique humanité. Je m'en veux quand ils meurent parce que je perds chaque fois un modèle de résilience, de courage, de ténacité, de détermination.
Je m'en veux mais j'éprouve au moins un immense sentiment de gratitude d'avoir eu la chance de les connaître. Grâce à eux, je suis une meilleure personne.
Alors merci à toi R. pour tes paroles de sagesse, ta gentillesse et ton grand coeur. Repose-toi maintenant. Tu as enfin un toit.
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Bien, très bien......hélas !
RépondreSupprimerBien, très bien......hélas !
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