Ça s'est passé hier et je vous en parle aujourd'hui. Une expérience que je pensais banale, voire simplement amusante, me rentre soudainement dans le corps. J'aurais dû pourtant m'en douter. Rien n'est jamais aussi anodin qu'il ne paraît dans le monde du bénévolat. Je m'explique.
Pour souligner la fête de Pâques et se faire un peu pardonner d'être fermée lundi, la Soupière avait organisé un brunch hier matin. Cela se passait plus tôt qu'à l'habitude. Les gens étaient conviés pour
9 h. Au menu : une omelette, des patates, du bacon et des saucisses, des crêpes avec du bon sirop d'érable. Mais ce n'était pas tout. Nous donnions aussi des souliers. Des souliers qui nous avaient été offerts gratuitement par un marchand du coin. Il s'agissait de belles chaussures d'homme. Vous savez, ce genre de souliers qu'on met pour aller aux noces. Un seul modèle. Trente paires étaient disponibles. Nous avions annoncé l'activité pendant la
semaine : premier arrivé, premier servi.
Pour l'occasion, j'avais été promue au rang de vendeuse en compagnie d'une autre bénévole. Je me réjouissais de mon rôle car, lorsque j'étais jeune, "jouer au magasin" faisait partie de mes occupations préférées. À l'heure dite, nous ouvrons nos portes. Il y a déjà une file. Notre premier client s'installe sur une chaise et nous annonce sa pointure. Nous avions déjà placé nos boîtes par ordre de grandeur. De vraies professionnelles. "Ça va être facile et rapide", que je me disais.
"Un 10 et demi, vous dites? Oui, nous avons ça. Vous devez enlever votre soulier pour l'essayer cependant. Oui, il faut l'essayer même si vous connaissez votre grandeur. Pourquoi? Parce qu'il s'agit de souliers propres, qu'ils sont un peu étroits et qu'ils n'offrent pas la même "tenue de route" que des espadrilles.",
déclamais-je du ton assuré de celle qui sait de quoi elle parle. Du baratin de vendeuse, quoi! Notre client porte de gros bas de laine. J'ai beau essayé de lui expliquer qu'il doit en tenir compte pour évaluer son confort, rien n'y fait. Selon lui, tout est tiguidou. À lacets donnés, je décide de ne pas regarder la semelle. Je le fais signer pour confirmer qu'il a bien pris possession de ses chaussures et nous passons au client suivant.
Les hommes défilent, les uns après les autres. Après pas très longtemps, ma compagne d'infortune et moi commençons à manquer d'air. Nous décidons de garder la porte ouverte. Disons que ça sent les p'tits pieds! Faut dire que la majorité portent deux paires de bas l'une par dessus l'autre. Avec deux bas, on arrive presque à cacher les trous et les bouts qui manquent. C'est plus chaud aussi. Nous continuons notre bon travail. Bientôt, nous sommes en peine de clients car il ne reste que les très petites ou les très grandes pointures. Qu'à cela ne tienne, les femmes s'en mêlent. Elles aussi veulent des souliers neufs. J'ai beau leur répéter qu'il s'agit de modèles pour hommes, elles n'en démordent
pas : "C'est très mode de porter des chaussures d'hommes", m'assure l'une d'entre elles tout en m'obstinant qu'un 6 pour homme, c'est pareil qu'un 6 pour femme. De guerre lasse, je lui propose d'essayer
un 5 et demi. Ce qu'elle fait. "C'est trop grand", qu'elle me dit, le ton un peu dépité. Moi je ne suis pas trop étonnée. Je n'en suis pas pour autant au bout de mes peines. "C'est pas un 5 et demi qu'il me faut, c'est un 6", qu'elle ne cesse de me répéter. Ma patience de vendeuse improvisée commence à s'user. Je n'arrive pas à lui faire comprendre que le 6 sera assurément trop grand pour elle. Davantage pour lui prouver qu'elle a tort et que moi j'ai raison, je lui passe un 6. "C'est parfait", qu'elle me dit sans rire. "Je savais que c'était un 6 qu'il me fallait. Je les veux". N'ayant plus d'arguments à invoquer, je la laisse partir avec ses souliers soi-disant "parfaits".
Je repensais à tout ça ce matin en faisant la vaisselle. Je revoyais certains d'entre eux tenter désespérément d'insérer leur pied dans une chaussure trop petite ou de marcher sans perdre une chaussure décidément trop grande. Je me rappelais surtout la forte odeur qui se dégageait parfois des pieds déchaussés. Et là, j'ai réalisé soudainement que j'avais tout faux. Je m'étais attardée sur les bas et leur fort parfum en oubliant complètement les souliers qui les recouvraient.
N'était-ce pas là l'important dans tout cet exercice? Toutes ces chaussures usées, déformées, abîmées, décolorées qui leur permettaient de continuer à avancer malgré les épreuves, en dépit de la maladie et des injustices, envers et contre tous les obstacles qui se dressent trop souvent devant eux. Voilà que je comprenais mieux l'importance qu'ils accordaient à se dénicher une bonne paire de souliers, celle qui leur ferait un beau pied, celle qui leur donnerait le droit de se faufiler sur un plancher de danse, et même, oui même celle qui leur donnerait le bon ton lors des funérailles d'un être aimé.
Alors, finalement, qu'importe le fait que j'ai
peut-être "vendu" des souliers trop petits ou trop grands si j'ai au moins réussi à redonner à quelqu'un le goût de continuer à marcher.
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