Pour ma filleule Milène
Chers lecteurs fidèles, voilà que votre blogueuse se décide à reprendre le clavier. Beaucoup de temps s'est écoulé depuis mon dernier message. J'ai bien esquissé quelques ébauches dans les derniers mois, des bouts de paragraphes que je n'ai jamais terminés. Je ne sais trop pourquoi. On dirait que je manque de mots pour décrire ce que j'ai envie de partager avec vous. Ce sont souvent des impressions, des émois devant la nature et la beauté de l'être humain que j'aimerais mettre en textes pour les fixer à tout jamais dans ma mémoire... et dans la vôtre. Mais je suis dépassée par le moment présent, par la conscience de l'instant qui file dès qu'il se manifeste. Alors j'emmagasine. Et je me dis qu'un de ces jours, la réalité va me rattraper et j'aurai l'envie irrésistible de vous raconter une petite partie de ma vie.
Je ne sais pas si j'ai eu l'occasion de vous dire que je bénévole deux fois par semaine au CHSLD près de chez moi. Cela fait bientôt quatre ans. Au début, je me contentais d'aller au déjeuner communautaire une fois par mois. Puis, j'ai mis la main dans l'engrenage et j'ai commencé à servir de la crème glacée le vendredi. Et l'effet d'entraînement aidant, j'ai ajouté le bingo le mercredi. C'est par accident plutôt que par choix éclairé que j'ai commencé à fréquenter cet endroit en voulant me joindre à des amis qui s'occupaient du petit déjeuner. Je n'avais aucune idée à ce moment que je venais d'embarquer dans une grande aventure où j'aurais éventuellement à affronter quelques-uns de mes démons.
Je ne peux pas dire que je me suis sentie à l'aise tout de suite. Il a fallu d'abord que j'apprivoise les gens que je voulais aider et qu'ils m'apprivoisent eux aussi. Et, aussi bien vous l'avouer tout de suite, comme je déteste les hôpitaux, il a aussi fallu que j'apprivoise l'endroit. Je sais, je sais, un CHSLD, c'est un milieu de vie et pas un hôpital. Mais moi je n'aimais pas particulièrement l'idée de me promener sur les étages, de voir des gens en fauteuil ou dans leur lit, de sentir les odeurs pas toujours agréables qui se dégagent des poubelles installés dans les corridors, alors j'étais bien contente de me rendre simplement dans la grande salle pour monter les tables et jouer à la serveuse automate. Cela ne m'a pas empêché de vivre là la première épreuve de mon Fort Boyard à moi : les résidents ne sont pas des statues figées dans l'immobilité et le mutisme même s'ils en donnent parfois l'impression. Ainsi, un matin où M. L. se dirigeait vers sa table en manoeuvrant fort habilement son fauteuil électrique, j'eus cette brillante répartie : "Hé, ça l'air le fun cet engin-là." Ce à quoi il a répondu (et il ne parlait pas souvent) : "Tu l'veux-tu?" Et vlan! Dans les flancs! Je sais bien qu'il ne voulait pas me faire de la peine. Je crois cependant qu'il voulait sans doute me faire réaliser que c'est pas le fun d'être dans un fauteuil, même s'il est électrique.
Là, tout de suite, faut que je vous parle de la deuxième épreuve de mon Fort Boyard à moi : accepter, accepter qu'un jour on arrive au bingo par exemple pour apprendre que M. L. est mort. Vous savez, M. L, il aimait beaucoup aller dehors avec son fauteuil. C'est le lien que l'on avait développé nous deux : parler de la nature. Il raffolait de se lever tôt et de descendre en bas pour s'installer devant les grandes fenêtres pour voir le soleil se lever quand tout était tranquille, que la plupart des gens dormaient encore. C'est un des rares résidents qui était bronzé. Et pour cause! Il était toujours dehors. C'est l'hiver que c'était le plus difficile pour lui car il fallait qu'il ait un manteau pour aller se promener et, avec les coupures et le manque de personnel, il me disait : " Il faut brailler pour qu'on me mette mon manteau et il faut que je braille pour qu'on me l'enlève." Alors, souvent, il abandonnait. Au dernier petit déjeuner, j'étais toute heureuse de lui dire que la température devenait plus clémente et que là il pourrait sortir plus facilement. Il était content. Et, comme je me débattais maladroitement pour lui enlever son tablier (qui est une bavette en fait mais qu'il ne faut pas nommer ainsi pour ne pas dire les vraies affaires), je lui ai entouré le cou et je n'ai pas pu m'empêcher de lui donner un petit baiser sur la joue en lui disant : " Le fait d'avoir de la misère à vous enlever votre tablier, ça me donne une excuse pour vous embrasser." Il a souri. C'est la dernière fois que je l'ai vu. On m'a dit que la veille de son décès, il avait passé la journée dehors. Je suis contente. Depuis qu'il est parti, je pense à lui toutes les fois où je vais marcher. Alors, c'est ça. Apprendre à accepter l'inévitable. C'est vraiment pas évident.
L'autre affaire que je n'aimais pas particulièrement, c'est de faire manger les résidents. Moi, dans ma tête, participer au bar laitier du vendredi, ça voulait dire que je distribuais des cornets de crème glacée à ceux et celles qui étaient CAPABLES d'en manger. Pas de les aider à manger les fameux cornets. J'avais juste pas pensé que ça se pouvait que des personnes ne soient plus en mesure de tenir un cornet dans leur main. Troisième épreuve de mon Fort Boyard à moi : des fois, t'as pas le choix Marcheuse urbaine, faut que tu serves la crème glacée dans un bol et que tu la présentes avec une cuillère dans la bouche de quelqu'un. J'ai donc nourri des personnes dans leur lit ou dans leur fauteuil, des personnes qui me regardaient en souriant, d'autres qui ne savaient pas trop qui j'étais mais qui aimaient bien ce que je leur faisais goûter. J'ai dû essuyer des bouches qui dégoulinaient, des mains qui voulaient m'aider sans trop savoir ce qu'elles faisaient. Pour joindre mes clients, il a bien fallu que je fasse le tour de TOÙS les étages, que j'entre dans TOUTES les chambres et que je sente TOUTES les odeurs. En contrepartie, j'ai découvert le plaisir de faire plaisir avec juste de la crème glacée et un sourire. J'ai eu le temps de parler plus longuement avec les résidents et des membres de leurs familles. Et, avec ma gang de bénévoles "glaciers", j'ai pu constater à quel point on apporte aussi un réconfort à toutes les formidables personnes qui s'occupent des résidents. Oui, elles aussi ont droit à leur petite douceur!
Ce matin, je me suis levée à 5 h 45 pour me rendre au petit déjeuner. C'est tôt. Mais j'aime ça me retrouver dehors le matin quand tout le quartier sommeille. Aujourd'hui, il faisait quand même beau. Quand je suis sortie sur le balcon, je me suis arrêtée quelques minutes pour savourer le moment. Le silence. Le calme. Respirer l'air pur. Admirer la lune déjà en perte de sa pleine rondeur. Puis j'ai pris le trottoir. Je suis la Marcheuse urbaine après tout. J'ai dû m'arrêter deux ou trois fois pour apprécier le bonheur de pouvoir marcher librement. J'ai pris le temps de lever les yeux vers la croix qui domine toujours notre ancienne église de quartier maintenant transformée en gros condo. Puis j'ai continué ma route en passant devant la Soupière de l'amitié là où je me retrouverais à 11 h après le petit déjeuner. Et je suis enfin arrivée aux portes du CHSLD. J'ai pris une bonne respiration avant d'entrer et d'affronter la prochaine épreuve de mon Fort Boyard à moi : attendre en vain que M. L. se présente dans son fauteuil (il était toujours le premier arrivé) et qu'il s'installe à sa place habituelle. C'était mon premier petit déjeuner sans lui.
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