J'ai travaillé
trente-quatre ans comme fonctionnaire. Je n'ai jamais occupé de poste de gestion. Je ne suis donc à peu près jamais repartie à la maison en pensant aux dossiers sur lesquels j'avais planché pendant la journée. Faut dire que je n'ai jamais voulu grimper les échelons non plus. J'aimais trop ma liberté que je retrouvais chaque soir avec un immense plaisir dès que je mettais les pieds en dehors de l'édifice.
Au cours des années, je dirais qu'il m'est arrivé à deux ou trois reprises seulement de penser que je pouvais vraiment faire une différence. Toutes les fois que je me laissais prendre au jeu, j'en sortais plus amère et déçue. J'en suis venue à la conclusion que la machine servait avant tout à broyer la créativité, le professionnalisme, les idées neuves et le goût de changer les choses. J'ai arrêté de croire aux fausses promesses et aux belles paroles creuses. Je suis devenue une fonctionnaire juste assez cynique pour être encore capable de faire preuve de retenue devant les patrons.
Heureusement, j'ai eu droit à une deuxième vie. Depuis que je suis à la retraite, je fais une différence. Je le sais. Je le vois. Je me suis trouvée une mission. Je veux briser les inégalités. Je veux soulager la pauvreté et la misère. Je veux nourrir les corps et les âmes.
Contrairement au temps où j'étais sur le marché du travail, je repars presque tous les jours à la maison avec en tête une parole, une image, une personne. Moi qui ai tellement écrit sur mes états d'âme (et qui le fais encore parfois), je ne prends plus que rarement le clavier pour m'exprimer à ce sujet. Et pour cause. Je suis tellement remplie d'émotions, de rires, de larmes, de succès et d'échecs quand je reviens de bénévoler que je n'éprouve que l'envie de me reposer et de retrouver mes forces pour la prochaine journée. J'ai vécu au boutte
de 9 à 5. Faut que j'arrête pour souffler un peu.
Moi qui détestais faire des heures supplémentaires au bureau, je suis toujours prête à m'ajouter des tâches en sus. Placer les tables pour le
souper-spaghetti? Pourquoi pas. Vendre des soupes et des
hot-dogs à Bal de neige? Pourquoi pas. Ranger la banque alimentaire pour savoir quoi donner dans les dépannages? Pourquoi pas. Je bénévole
quatre jours par semaine à la Soupière de l'Amitié. C'est ma nouvelle famille. Elle est dysfonctionnelle à souhait et c'est la raison pour laquelle je m'y sens si bien. Tout le monde pète sa coche à un moment donné. Pas grave. On se réconcilie vite. On pleure. On rit. Des fois, on se retrouve à attendre Godot. Littéralement.
Dans mon ancienne vie, ça prenait des mois pour faire accepter un nouveau projet. Fallait demander l'opinion de tout le monde. Et, bien évidemment, tout le monde en avait une. À la fin, tu ne reconnaissais plus ton projet. De toute façon, il n'était plus le tien. La machine l'avait mis à sa main. Quand elle l'avait modelé, c'était bon signe au moins. Ça voulait dire que quelque chose allait se passer. Mais la plupart du temps, il ne se passait rien. C'est comme ces innombrables commissions que les gouvernements de tout acabit ne cessent de mettre sur pied pour
soi-disant régler des problèmes importants. Elles accouchent de recommandations fort intelligentes qui se retrouvent toutes à la même
place : sur les tablettes!!
C'est pas nécessairement le même processus dans ma nouvelle vie. Je ne dis pas que tous les projets se réalisent. Loin de là. Quand on parle de projets qui coûtent des sous,
laissez-moi vous dire qu'il faut travailler fort pour aboutir là où on veut. Par contre, c'est possible de mettre sur pied des projets plus modestes. C'est ce qui est arrivé avec le
Petit Marché. Je trouvais que nous avions des surplus de fruits et de légumes que nous perdions parfois faute d'avoir pu tous les utiliser dans la cuisine ou dans les dépannages. J'avais aussi des denrées dans la Banque alimentaire que je pouvais plus difficilement passer comme des légumineuses, des sardines, des sauces et vinaigrettes bizarroïdes, des tonnes de biscuits salés et sucrés. J'en ai parlé aux responsables de la Soupière qui ont appuyé très rapidement mon idée de les offrir à notre clientèle une fois par semaine, soit le vendredi. Le Petit Marché était né. Je reçois de 35 à 40 personnes par semaine. Je trouve ça formidable car, en plus de les aider de façon régulière, je peux les connaître davantage. J'ai le temps de jaser avec eux, de leur proposer des recettes, de leur offrir la possibilité de goûter des fruits ou des légumes qu'ils ne connaissent pas et, surtout, de leur permettre de se rendre à la fin du mois avec,
peut-être, quelques sous de plus dans les poches.
Ce soir, en me rendant à la pharmacie près de chez moi, j'ai croisé une dame que je vois fréquemment à la Soupière. Nous avons fantasmé ensemble sur la possibilité de gagner la loterie. Vous savez c'était quoi ses rêves à elle? Payer ses dettes et remplir son frigo. J'en ai profité pour lui parler du
Petit Marché et je l'ai invitée à venir me voir vendredi. C'est alors qu'elle m'a
dit : "J'te r'garde aller, toé, pis t'es ben correct." Je lui ai dit merci, j'ai ajouté que je les aimais tous et toutes, et je suis repartie le coeur léger, léger. Là le doute n'est plus
permis : je fais une bonne job!
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