Elle s'appelait Irma mais moi, avec le temps, je lui avais donné le petit nom affectueux de Bibou. Ça faisait 16 ans qu'on se connaissait, Bibou et moi. Quand je l'ai rencontrée pour la première fois, elle avait déjà vécu plusieurs épreuves. Féline abandonnée comme tant d'autres, elle essayait tant bien que mal de se débrouiller toute seule dans la nature. Elle a fini par aboutir dans un des plats de bouffe que je laissais dehors pour venir en aide aux itinérants à quatre pattes du quartier.
Irma était courageuse et débrouillarde. Lorsque j'ai commencé à la fréquenter, je me suis vite rendue compte qu'elle était une maman monoparentale. Une fois la confiance un peu établie, elle m'a amené ses rejetons. Dévastée devant le nombre de minets qui fréquentaient ma cour, j'ai décidé de trouver un foyer aux plus jeunes. J'ai finalement réussi à rétablir un certain équilibre dans la population animale à secourir. Mais pas pour longtemps.
La vie de chatte sauvage n'est pas facile à gérer, surtout sans moyen de contraception. Bibou est évidemment redevenue enceinte. C'était l'été. Je me souviens encore de ses dernières semaines de grossesse, de sa bedaine rebondie et de sa difficulté à endurer la chaleur. Parfois, elle venait s'étendre de tout son long sur le balcon d'en avant au grand dam des voisins qui m'avertissaient qu'un chat errant occupait mon espace. Je la défendais, mais pas trop fort, car ils détestaient les "étranges" à quatre pattes qui venaient soi-disant gratter leurs plates-bandes! Mais je la protégeais au mieux des attaques en tentant de lui proposer d'autres endroits de repos.
Comme les fois d'avant, au moment de l'accouchement, elle disparut pendant plusieurs jours qui me parurent des semaines. J'étais tellement inquiète pour elle et ses bébés. J'avais peur que quelqu'un les trouve et leur fasse un mauvais sort. C'était sans compter sur l'intelligence de ma Bibou. Elle est revenue avec sa famille pour que je nourrisse tout ce beau monde. Soulagement. Mais aussi maux de tête car il fallait de nouveau trouver des foyers d'adoption. Tant bien que mal je réussis une autre fois à caser la famille. Pas ma Bibou, cependant, qui commençait de plus en en plus à me démontrer qu'elle, là, elle voulait que ce soit moi qui l'adopte. Je n'étais pas rendue là. Pas parce que je ne l'aimais pas, au contraire. Mais comme d'habitude, j'avais plus qu'un chat déjà dans la maison. Et puis, fallait aussi convaincre l'Homme qui, dans sa grande bonté et par amour pour moi, n'en finissait plus d'accepter de nouvelles bouches à nourrir.
Un après-midi, je regarde par la fenêtre de la salle à manger et j'aperçois ma Bibou couchée dans la plate-bande sous les cèdres. C'était un de ses endroits préférés pour flâner. Soudain, arrivé de nulle part, un gros matou se jette sur elle, l'empoigne solidement par le cou, et la viole, drette là sous mes yeux. Ça faisait à peine une semaine que j'avais placé le dernier bébé. Je suis devenue livide. J'étais révoltée. Je me suis dit que je ne pouvais plus faire semblant que ce n'était pas mon chat. J'ai appelé mon vet, j'ai pris des arrangements pour que je puisse lui amener Bibou un matin pour la faire stériliser. C'était un chic type d'accepter car, comme je le lui avais expliqué, rien ne garantissait que le matin dit, Bibou serait au rendez-vous. Après tout, c'était toujours un chat qui vivait dehors. Mais je connaissais suffisamment ses habitudes maintenant pour savoir que je pouvais y arriver. Restait la nécessité après l'intervention de la garder en sécurité au moins vingt-quatre heures avant de la relâcher dans la nature. Je ne pouvais pas la faire entrer dans la maison à cause des autres chats, je lui ai donc installé un nid douillet dans le garage. Tout s'est bien passé, l'opération et la convalescence ultra-rapide. Quand je suis allée voir comment elle était le lendemain dans le garage, elle a pris la fuite dès qu'elle en a eu la possibilité. Je me suis dit qu'elle était sans doute partie pour de bon écoeurée de constater que cette personne en qui elle avait mis sa confiance en avait profité pour faire don de ses organes! Je me consolais à l'idée qu'au moins, elle cesserait de procréer.
Mais c'était ne pas connaître le lien que j'avais réussi à établir avec ma Bibou. Elle est revenue ma chatte adorée. Commença ensuite le long processus d'adoption. Pas facile de faire abandonner sa vie d'errante à une chatte habituée à être dehors au grand air. Malgré mes efforts pour la faire entrer de temps en temps dans la maison, elle continuait de réclamer la porte avec insistance. L'hiver se pointait le nez. L'Homme fit appel à tous ses talents de bricoleur pour lui construire un abri isolé au max. On plaça l'habitation tout contre le mur de la maison, à côté de la porte d'en arrière. Tous les matins, j'allais la nourrir et vérifier si elle ne souffrait pas d'engelures. Si elle voulait, je la faisais entrer un peu à l'intérieur pour se réchauffer. Le printemps est arrivé. Irma vivait pas mal toujours dans la cour. Elle adorait se prélasser sur les roches qui bordaient l'étang arrivant même une fois à sortir un des poissons de l'eau! Ah! la vilaine. Je la vois encore trottinant toute fière avec sa proie entre les dents. On ne se débarrasse pas non plus de ses réflexes de chasseur pour quêter un toit. Non, faut toujours être prête à se débrouiller.
Une fois l'automne arrivé, je déclarai à l'Homme qu'Irma ne passerait pas un autre hiver dehors. À force de la faire entrer régulièrement dans la maison pendant tout l'été, j'étais arrivée à lui faire accepter la vie de sédentaire. Elle prit rapidement sa place dans la meute, mais surtout dans mon coeur. Il y avait un lien particulier entre Irma et moi. J'adorais son indépendance et sa confiance. Elle savait y faire pour tasser ses frères et soeurs félins quand elle décidait qu'elle voulait mon attention et mes caresses. Elle n'était absolument pas agressive, juste très persistante.
Depuis deux ans environ, elle avait développé une maladie cardiaque en plus de ses autres ennuis de santé. Sa démarche était devenue très lente et ses pattes d'en arrière traînaient un peu sur le plancher. Mais son état général était bon. Elle me suivait comme mon ombre. Elle écoutait la télé à côté de moi tous les soirs. Elle me suivait dans ma chambre au moment du dodo et elle s'installait sur ma bedaine pendant que je lisais. Quand je me couchais, elle venait frotter sa tête sur mon front et me lécher longuement les cheveux. Tous les matins, elle sautait dans le lit et miaulait pour que je me lève. Elle agaçait son frère Oscar qui voulait dormir encore un peu. Tous les jours, je lui donnais des milliers de baisers. Comme je le faisais depuis 16 ans. Et, depuis que j'avais perdu Mignonne, quand je l'avais sur moi, je la regardais droit dans les yeux et je lui répétais : "Ne pars pas, je t'en prie, je ne suis pas prête". Et, effectivement, je ne l'étais pas quand elle est morte ce mardi.
Je pleure ma vie. Encore une fois. Oscar est maintenant chat unique. Tous les deux, on essaie de se consoler en cherchant notre Bibou adorée.