J'occupe le dernier bureau au bout d'une longue rangée. De cet emplacement, j'ai un point de vue absolument fantastique. Si je tourne la tête tout légèrement vers la droite, je peux voir la mer qui s'étend à l'infini. C'est vraiment à couper le souffle. Mais c'est aussi un peu inquiétant car j'ai toujours peur que le niveau de l'eau se mette subitement à monter. Pour l'instant, c'est pas si mal. Quand je suis assise, j'ai de l'eau aux genoux. Ça ne prendrait quand même pas
grand-chose, cependant, pour que ma position devienne carrément inconfortable. Et je serais évidemment la première à prendre le large.
En attendant, je n'ai pas le choix. C'est la place qui m'a été assignée et c'est à partir de là que je dois travailler. Je partage en plus mon bureau avec une collègue. Heureusement, elle est dotée d'une bonne nature. Je viens d'ailleurs de l'envoyer en émissaire auprès de la patronne pour qu'elle lui fasse les deux messages suivants de ma part : "Je veux changer de place et mon ordinateur ne fonctionne pas bien ce matin." Ma collègue revient avec la
réponse : "C'est là que tu es et c'est là que tu restes. Pour l'ordi, appelle le bureau d'aide."
Fort bien. Je devrai donc apprivoiser cet horizon que je trouve à la fois menaçant et beau. Pour le moment, si je veux travailler, je dois joindre les experts. Ça sonne. Un expert est à l'écoute. J'expose mon problème. J'ai à peine le temps de terminer qu'il me
déclare : "Désolé, mais nous ne réglons plus rien à distance. Et nous ne nous rendons plus directement aux stations de travail. Maintenant, vous devez venir nous porter
vous-même votre ordi pendant la nuit. Nous verrons alors ce que nous pouvons faire."
J'explose : "Quoi? Qu'est-ce que c'est que cette nouvelle directive? Vous saurez, jeune homme, que j'ai
55 ans et que je prends ma retraite dans quelques mois. Vous savez ce que j'en pense de votre façon de régler les problèmes informatiques? Je m'en contrefiche. Si c'est comme ça, ne faites rien. Et moi aussi je ne ferai rien." J'ai raccroché. Et je me suis réveillée.
Il était
7 h 30 ce matin. J'étais en visite chez la
soeur Psy pour la fin de semaine. Je dors avec elle because les ronflements assourdissants de l'Homme. Je profite d'avoir la spécialiste à côté de moi pour lui raconter mon aventure nocturne et lui demander ce qu'elle en pense. "Ce n'est pas à moi d'interpréter ton rêve. C'est toi qui dois en trouver la signification," qu'elle me rétorque de son ton professionnel. "Bon, ça finit toujours comme ça avec vous autres les psy. C'est le patient qui fait tout le travail!" Je suis un peu contrariée mais je sais qu'elle a raison.
Sur la route du retour, dans
l'après-midi, je raconte mon rêve à l'Homme et au Fils en n'oubliant pas de rapporter les propos de la
soeur Psy. Le Fils intervient presque
immédiatement : "C'est pourtant facile à comprendre ton rêve. Tu es encore au travail, mais tu es aussi près de ta retraite. Tu es dans une espèce
d'entre-deux. Tu as les pieds dans la mer, ce qui peut symboliser les vacances, mais tu es aussi devant un ordi en train d'essayer de travailler". Je trouve que c'est plein de bon sens. Et si je me force un peu les méninges, j'ajouterais que l'horizon qui m'inquiète, c'est en fait le passage à la retraite qui m'angoisse. Je ne peux m'empêcher, par contre, de noter la réponse intempestive que j'ai lancée au pauvre technicien en informatique. Je crois que je peux affirmer, sans craindre de faire fausse route, que cela signifie que je commence à avoir mon voyage de ce long voyage. C'est le temps que je prenne le large.
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