mercredi 9 janvier 2013

Du trou noir à l'apothéose en une seconde et quart

Vous connaissez les montagnes russes? Les rares fois où je suis grimpée dans ce manège, j'ai toujours détesté cette sensation de sentir mon coeur vouloir me sortir par la bouche dans les descentes vertigineuses qui suivent invariablement les lentes ascensions vers les sommets des rails. Je peux vous affirmer que, sur le plan émotif, il n'est guère plus agréable de se sentir triste au point de vouloir tout abandonner pour ensuite être transportée de joie et se retrouver prête à déplacer des montagnes.

Pourtant c'est ce que je vis toutes les semaines en m'occupant du dépannage alimentaire. Aujourd'hui, c'était particulièrement difficile. J'ai senti le contrecoup du temps des fêtes me rentrer dedans à plein. Nous, qui avons eu la chance de vivre de beaux moments entourés de nos familles et de nos amis, oublions trop facilement que d'autres n'ont pas vécu la même chose. J'ai dû rapidement mettre de côté les images de mes rencontres animées et sympathiques pour entrer de plain-pied dans la réalité.

Il y a d'abord eu cet homme qui, pour expliquer la raison pour laquelle il avait besoin d'aide, m'a tout simplement avoué très franchement qu'il avait recommencé à consommer de l'alcool à Noël parce qu'il ne pouvait pas accepter de se retrouver seul sans ses enfants. Et pourtant, me disait-il, il n'avait pas touché à la boisson depuis des mois. Mais là, la pression des réjouissances qui s'en venaient est venue à bout de sa résistance. Je ne peux qu'imaginer à quel point cela doit être douloureux de supporter tout le tralala qui entoure cette période festive quand on sait qu'on va devoir passer à travers ces journées-là tout seul dans son coin. Hélas! D'autres m'ont aussi fait part de leur désarroi de n'avoir pas été visité et de ne même pas avoir pu se payer une bonne bouffe pour l'occasion.

Et, quand je croyais avoir atteint le fond du baril avec un nombre impressionnant de demandes de dépannage qui nécessitera que je prépare une trentaine de sacs demain, voilà que je me fais accoster dans la salle à manger par un monsieur que j'ai dépanné l'année dernière. Son histoire m'a bouleversée. Je vous la résume. Le propriétaire de l'appartement où il habitait a vendu la propriété sans le lui dire lui laissant simplement deux semaines pour se trouver un autre logement. Passé ce délai, il n'avait toujours rien trouvé. Pas de problème pour le propriétaire qui a jeté toutes ses affaires à la rue. C'est ce qu'il a constaté en revenant de son travail ce soir-là. Évidemment, la presque totalité de ses biens avaient été volés lorsqu'il est arrivé. "Il me restait deux verres, quatre assiettes, aucun vêtement pour moi et mes deux enfants. J'ai dû renvoyer les enfants à leur mère, je suis demeuré chez des amis et j'ai même couché dehors avant de me dénicher un autre appartement. Cela m'a pris deux mois. Je suis tellement découragé. Je ne travaille pas en ce moment. Ce n'est pas moi ça," a-t-il continué en pleurant à chaudes larmes et en se pointant du doigt. "J'ai honte. Je suis sale. Je n'ai rien à me mettre sur le dos. L'autre jour, j'avais 12 $ et je suis allé à l'Armée du Salut avec les enfants. J'ai pu acheter pas mal de vêtements pour eux. Mais rien pour moi. Alors je porte toujours le même chandail. J'avais de belles chemises, des pantalons propres, mais on m'a tout pris." Il pleurait tellement que je l'ai amené avec moi dans le bureau pour lui permettre de se ressaisir. Je n'ai aucune formation pour faire face à ce genre de situation. J'avais moi-même toute la misère du monde à ne pas pleurer avec lui. Je l'ai simplement serré dans mes bras. Comme il me parlait avec fierté de ses enfants et de leurs grandes qualités de coeur, j'ai saisi l'occasion pour lui rappeler que sa débrouillardise, sa ténacité et son courage étaient des exemples pour eux et qu'il était responsable en grande partie de leur réussite. Il semblait aller un peu mieux quand il est parti.

Je suis retournée dans la banque alimentaire pour commencer à préparer mes sacs pour demain. Je commençais à avoir ma journée dans le corps et dans l'âme! Soudain, qui vois-je entrer? Deux anges. En fait, il s'agissait plutôt d'un frère et d'une soeur qui avaient reçu de leurs parents à Noël une carte-cadeau d'épicerie qu'ils devaient dépenser pour venir en aide aux démunis. Ils apportaient de la viande. Denrée très rare dans mon environnement de bénévole attitrée au dépannage. Je leur ai fait visiter les lieux et expliqué notre mission. Ils étaient très intéressés, suffisamment en tout cas pour me dire qu'ils allaient garder contact et nous rappeler pour s'enquérir de nos besoins. Tout d'un coup, je me retrouvais au sommet des rails. J'ai senti mon coeur faiblir.

"Les prestations d'aide sociale ont beau avoir été haussées de 2,48 % pour 2013, la situation des plus démunis ne cesse de se détériorer, estime le Front commun des personnes assistées sociales du Québec. Cette indexation est bien inférieure à l'augmentation des prix des produits et services de base pour 2013, signale l'organisme."

"On reçoit des appels de gens qui n'ont plus accès aux banques alimentaires parce que celles-ci ne fournissent pas. Certains nous disent que ça fait plusieurs jours qu'ils jeûnent.(...)"


Le Devoir, le mercredi 9 janvier 2013

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