vendredi 13 juin 2014

Pourquoi faut-il qu'une bonne chose ait une fin?

J'ai décidé de regarder la cuisine une dernière fois. Je ne voulais pas retourner dans la banque alimentaire désormais vide. Ça faisait trop mal.

Je me suis donc plantée juste derrière la fameuse ligne jaune qu'il était interdit de franchir sans avoir un chapeau ou un filet sur la tête sous peine d'entendre la voix tonitruante de J. nous rappeler à l'ordre. Alors, quand j'avais besoin d'un plat, d'un couteau, d'un bac ou d'une planche à découper, c'est là que je m'installais et que j'attendais de capter l'attention d'un membre de la brigade momentanément inoccupé pour formuler ma requête du ton le plus doucereux que je pouvais adopter. Car je savais que je dérangeais. En même temps, je savais aussi que je trouverais toujours quelqu'un qui prendrait la peine de me donner ce dont j'avais besoin, et avec le sourire en plus.

Même en sachant que la cuisine serait désormais inutilisée, je n'ai pas osé franchir la frontière délimitée sur le plancher. J'ai croisé les bras derrière mon dos, j'ai plissé un peu les yeux et, pendant un instant, j'ai revu S. en train de s'activer derrière ses fourneaux et la parfois bouillante mais ô combien attachante J. que nous avons perdue beaucoup trop tôt en décembre dernier. Ce sont ces deux-là qui ont accueilli la verte bénévole que j'étais quand je suis arrivée il y a trois ans déjà. Je ne suis toutefois pas restée longtemps en cuisine. Disons que je n'étais pas trop habile avec les couteaux et que j'aimais trop jaser avec les bénéficiaires quand j'étais au service.

C'est finalement dans le sous-sol que je me suis retrouvée. C'est là que je passais la plus grande partie des quatre journées que je consacrais chaque semaine à ma Soupière bien-aimée. Avec mon cher M., j'en ai classé des boîtes de conserve! Heureusement qu'il était là en plus pour garder les clés, retrouver ma bouteille d'eau, mes feuilles, mes crayons et, parfois, ma tête! C'était rendu que je n'avais même plus besoin de lui demander où était ma gourde, car il me connaissait tellement qu'il savait exactement quand je m'inquiéterais de sa disparition. Juste à l'instant où je me préparais à formuler ma question, voilà que la gourde était à portée de main. C'était mon chevalier servant. Et il m'a outrageusement gâtée. Il savait que j'avais mal au dos et il me sermonnait chaque fois que je ne l'attendais pas pour lever quelque chose de pesant. Mais lui aussi il avait mal au dos. On se surveillait donc mutuellement nous reprochant chacun à notre tour de ne pas faire attention. Un vieux couple, quoi! Sans M., il y a plein de choses que je n'aurais pas pu faire. Par exemple, personne ne savait comme lui faire le ménage des congélateurs. Combien de fois il a fallu qu'il jette, qu'il classe ou qu'il "rotationne"! Pouvez-vous seulement imaginer à quel point c'est profond un congélateur commercial? On peut s'y perdre littéralement. En tout cas, nous avons commencé à gérer un congélateur et nous avons fini avec quatre!

Ce que j'aimais particulièrement de M. c'est qu'il était toujours prêt à embarquer dans mes projets les plus fous, et ce, même à son détriment. Nous avons donc commencé à tenir le Petit Marché du vendredi et le Petit Déjeuner Express. J'aurais dû l'écouter davantage cependant quand il me disait que nous en faisions trop. Il avait sans doute raison mais je voulais tellement offrir le plus possible à notre clientèle.

Vous comprenez maintenant pourquoi je n'ai pas été capable de retourner dans le sous-sol ce midi quand il a fallu quitter définitivement notre maison. Déjà qu'hier j'avais peine à retenir mes larmes en terminant de mettre dans des boîtes les dernières conserves que nous avons envoyées à un autre organisme. Je ne me sentais pas la force de revoir l'endroit où M.-P., Y., D., M. et moi avons travaillé si fort pour trier les fruits et les légumes, couper les gâteaux congelés (Y. était le roi du couteau!), mettre dans des sacs le riz, la farine, le jus en poudre, le gruau, le café, le thé et que sais-je encore.

Il a bien fallu que je sorte de la cuisine. Je me suis dirigée vers les bureaux pour ramasser mon sac. N. était à son poste, comme d'habitude. M'asseoir sur la chaise située à côté de son bureau à la fin de la journée, principalement quand elle avait été usante à souhait, constituait pour moi la récompense ultime d'une bénévole éreintée. J'adorais jaser avec elle, lui demander conseil, me défouler des frustrations accumulées, rêver à un avenir meilleur pour les gens qu'on aidait. J'ai tellement grandi grâce à elle, grâce à son positivisme à tout crin, grâce à son indomptable courage. Et quand elle acceptait que j'entre un petit peu dans sa bulle, alors là, c'était le nirvana!

Jamais je n'aurais pensé que je m'attacherais autant à cette grande famille de la Soupière de l'Amitié. Ce soir, je suis en deuil. J'ai perdu ma mission. J'ai perdu des amis. Mais ce n'est pas moi qui perd le plus. Ce sont tous ces gens qui ont besoin d'un repas, d'un dépannage alimentaire, de couches pour leur bébé, mais surtout d'un sourire, d'une accolade, d'une parole encourageante. Je vous ai découvert et je ne veux plus jamais vous perdre. Je ne sais pas ce que l'avenir réserve. Je sais seulement que les besoins ne disparaissent pas parce qu'on ferme une porte.

Souvenirs de jours heureux :