samedi 30 mars 2013

Vendredi Saint

Ça s'est passé hier et je vous en parle aujourd'hui. Une expérience que je pensais banale, voire simplement amusante, me rentre soudainement dans le corps. J'aurais dû pourtant m'en douter. Rien n'est jamais aussi anodin qu'il ne paraît dans le monde du bénévolat. Je m'explique.

Pour souligner la fête de Pâques et se faire un peu pardonner d'être fermée lundi, la Soupière avait organisé un brunch hier matin. Cela se passait plus tôt qu'à l'habitude. Les gens étaient conviés pour 9 h. Au menu : une omelette, des patates, du bacon et des saucisses, des crêpes avec du bon sirop d'érable. Mais ce n'était pas tout. Nous donnions aussi des souliers. Des souliers qui nous avaient été offerts gratuitement par un marchand du coin. Il s'agissait de belles chaussures d'homme. Vous savez, ce genre de souliers qu'on met pour aller aux noces. Un seul modèle. Trente paires étaient disponibles. Nous avions annoncé l'activité pendant la semaine : premier arrivé, premier servi.

Pour l'occasion, j'avais été promue au rang de vendeuse en compagnie d'une autre bénévole. Je me réjouissais de mon rôle car, lorsque j'étais jeune, "jouer au magasin" faisait partie de mes occupations préférées. À l'heure dite, nous ouvrons nos portes. Il y a déjà une file. Notre premier client s'installe sur une chaise et nous annonce sa pointure. Nous avions déjà placé nos boîtes par ordre de grandeur. De vraies professionnelles. "Ça va être facile et rapide", que je me disais. "Un 10 et demi, vous dites? Oui, nous avons ça. Vous devez enlever votre soulier pour l'essayer cependant. Oui, il faut l'essayer même si vous connaissez votre grandeur. Pourquoi? Parce qu'il s'agit de souliers propres, qu'ils sont un peu étroits et qu'ils n'offrent pas la même "tenue de route" que des espadrilles.", déclamais-je du ton assuré de celle qui sait de quoi elle parle. Du baratin de vendeuse, quoi! Notre client porte de gros bas de laine. J'ai beau essayé de lui expliquer qu'il doit en tenir compte pour évaluer son confort, rien n'y fait. Selon lui, tout est tiguidou. À lacets donnés, je décide de ne pas regarder la semelle. Je le fais signer pour confirmer qu'il a bien pris possession de ses chaussures et nous passons au client suivant.

Les hommes défilent, les uns après les autres. Après pas très longtemps, ma compagne d'infortune et moi commençons à manquer d'air. Nous décidons de garder la porte ouverte. Disons que ça sent les p'tits pieds! Faut dire que la majorité portent deux paires de bas l'une par dessus l'autre. Avec deux bas, on arrive presque à cacher les trous et les bouts qui manquent. C'est plus chaud aussi. Nous continuons notre bon travail. Bientôt, nous sommes en peine de clients car il ne reste que les très petites ou les très grandes pointures. Qu'à cela ne tienne, les femmes s'en mêlent. Elles aussi veulent des souliers neufs. J'ai beau leur répéter qu'il s'agit de modèles pour hommes, elles n'en démordent pas : "C'est très mode de porter des chaussures d'hommes", m'assure l'une d'entre elles tout en m'obstinant qu'un 6 pour homme, c'est pareil qu'un 6 pour femme. De guerre lasse, je lui propose d'essayer un 5 et demi. Ce qu'elle fait. "C'est trop grand", qu'elle me dit, le ton un peu dépité. Moi je ne suis pas trop étonnée. Je n'en suis pas pour autant au bout de mes peines. "C'est pas un 5 et demi qu'il me faut, c'est un 6", qu'elle ne cesse de me répéter. Ma patience de vendeuse improvisée commence à s'user. Je n'arrive pas à lui faire comprendre que le 6 sera assurément trop grand pour elle. Davantage pour lui prouver qu'elle a tort et que moi j'ai raison, je lui passe un 6. "C'est parfait", qu'elle me dit sans rire. "Je savais que c'était un 6 qu'il me fallait. Je les veux". N'ayant plus d'arguments à invoquer, je la laisse partir avec ses souliers soi-disant "parfaits".

Je repensais à tout ça ce matin en faisant la vaisselle. Je revoyais certains d'entre eux tenter désespérément d'insérer leur pied dans une chaussure trop petite ou de marcher sans perdre une chaussure décidément trop grande. Je me rappelais surtout la forte odeur qui se dégageait parfois des pieds déchaussés. Et là, j'ai réalisé soudainement que j'avais tout faux. Je m'étais attardée sur les bas et leur fort parfum en oubliant complètement les souliers qui les recouvraient. N'était-ce pas là l'important dans tout cet exercice? Toutes ces chaussures usées, déformées, abîmées, décolorées qui leur permettaient de continuer à avancer malgré les épreuves, en dépit de la maladie et des injustices, envers et contre tous les obstacles qui se dressent trop souvent devant eux. Voilà que je comprenais mieux l'importance qu'ils accordaient à se dénicher une bonne paire de souliers, celle qui leur ferait un beau pied, celle qui leur donnerait le droit de se faufiler sur un plancher de danse, et même, oui même celle qui leur donnerait le bon ton lors des funérailles d'un être aimé.

Alors, finalement, qu'importe le fait que j'ai peut-être "vendu" des souliers trop petits ou trop grands si j'ai au moins réussi à redonner à quelqu'un le goût de continuer à marcher.

vendredi 15 mars 2013

Le vaste néant maternel

Il aura fallu une femme, bien entendu, pour que je puisse enfin accoler des mots au malaise qui me tripatouille les entrailles depuis quelques semaines. En fait, l'expression a été traduite de l'anglais par la journaliste Isabelle Paré qui nous raconte l'histoire de Sharon Hapton, une maman Albertaine férue de potages réconfortants, qui a décidé d'assouvir son nurture void en cuisinant des bouillons pour réchauffer les âmes blessées. Je vous invite vivement à lire l'article Une soupe vraiment populaire dans l'édition d'aujourd'hui du journal Le Devoir pour en apprendre davantage sur cette idée pleine de bon sens qui vise à combler un vide intérieur en remplissant des estomacs.

Mais permettez-moi un instant de revenir à mon propre néant, celui qui explique en partie mon silence et mon manque d'inspiration devant l'écran blanc. Disons que même avant d'avoir lu l'article de ce matin, j'avais déjà une bonne idée de la provenance de mon mal-être. J'étais simplement découragée de constater que ce sentiment continuait de m'habiter bien après le départ de mes deux oisillons. Faut croire que j'avais sous-estimé la puissance du vaste néant maternel. Bref, je vous résume rapidement comment je me percevais. Vous allez constater que les images sont, hum, probablement exagérées mais assurément exacerbées par mon tourbillon émotionnel.

Tout d'abord, j'avais l'impression d'avoir été vidée de mon contenu. C'est sans doute la raison pour laquelle je m'imaginais être un poisson hors de l'eau frétillant inutilement pour tenter de retrouver son habitat aquatique. Pour vous dire la vérité, je n'avais plus l'énergie, ni le goût de même tenter de me remettre dans le bassin. Je voulais simplement être vidée de mes entrailles une fois pour toutes afin de pouvoir goûter la paix d'esprit "méternelle", si tant est qu'elle existe bien évidemment. Ensuite, je me suis blessée au dos. Un disque déplacé. Je me suis retrouvée au repos forcé pour deux semaines. Une période qui m'a fait plonger au coeur du trou noir.

Je ne pouvais plus bénévoler. J'avais perdu subitement la mission que je m'étais trouvée lorsque j'ai pris ma retraite. J'étais pour un temps confinée à la maison, prise entre mes quatre murs de ménagère non accomplie. J'ai été aspirée par le fameux néant. J'ai paniqué en me voyant peut-être obligée d'abandonner pour de bon mes activités de bénévolat. "Qu'est-ce qui me restera si je ne peux plus m'occuper de la banque alimentaire, du service de dépannage, du brunch des aînés?", me répétais-je sans cesse, assise oisivement dans le fauteuil de mon salon en compagnie de mes deux félines fort heureuses, elles, de profiter de ma présence. Contrairement à plusieurs femmes de mon entourage, mes petits ont fait leur nid à une distance respectable du nid maternel. Impensable pour moi donc de les inviter à prendre un café ou un repas, impossible d'aller leur porter de la nourriture pour soulager leur quotidien de travailleur et d'étudiante. Je dois me contenter du téléphone. Et là, justement, que je vous parle de mes dernières peines de mère vidée de son contenu. L'Homme et moi avons décidé de faire un test pour mesurer le degré d'ennui de notre progéniture.

Je vous précise ici que l'Homme, quoique à un degré moindre, est aussi atteint du syndrome du néant maternel. C'était inévitable. Il a toujours, et il est encore, un véritable papa poule. Bref, nous avons opté pour le silence téléphonique. De toute façon, c'est toujours nous qui communiquons avec le Fils et la Fille pour nous enquérir de leurs projets et tenter ainsi, du mieux que nous pouvons, de continuer à partager un peu de leur quotidien. Hier, ça faisait une semaine que nous étions sans nouvelles. Pendant cette période, je ne sais combien de fois nous avons dû, chacun notre tour, encourager l'autre à ne pas s'emparer du combiné. Je sais, c'est pathétique. Plus encore que vous ne le croyez puisque l'Homme a même ironisé ce commentaire : "J'imagine que lorsque les voisins vont leur demander de venir voir ce qui se passe à cause de l'odeur nauséabonde qui émane de la maison, ils vont bien être obligés de venir au moins nous identifier." Fin de la citation. Plus pathétique que ça, tu te retrouves avec la camisole de force.

Hier, donc, je n'ai pas pu résister. Je revenais de la Soupière où une gentille maman m'avait confié pour quelques minutes sa petite fille d'un an et demi pour lui permettre d'aller porter dans sa voiture les sacs d'épicerie que j'avais préparés pour elle. Il n'en fallait pas plus pour que les souvenirs reviennent à la vitesse de l'éclair. Ah! l'odeur unique des têtes de petits bébés, leurs grands yeux qui te fouillent l'âme, leurs menottes qui veulent tout attraper et, surtout, cet abandon envers les adultes dont ils dépendent totalement. J'ai appelé à l'appart du Fils et de la Fille sachant pertinemment qu'ils n'étaient probablement pas encore arrivés. J'ai laissé un message mi-culpabilisant du genre : "Bon, ben, ça fait une semaine que nous ne nous sommes pas parlés. Nous aurions aimé que vous ayez eu envie de prendre de nos nouvelles. Je vous embrasse quand même." J'aurais voulu ne pas le dire comme ça. Alors, je me reprends : "Je comprends que vous soyez occupés et emportés par le tourbillon de vos activités de jeunes adultes. Je suis fière de constater que vous menez vos vies de façon autonome. Ça veut dire que votre père et moi avons fait une bonne job. C'est pourquoi je ne vous demande pas de téléphoner tous les jours. Cependant, je tiens à garder un lien régulier avec vous car j'ai peur que nous perdions contact. Je ne veux surtout pas qu'on en arrive à se parler seulement quand il y a une fête ou un événement important. Je veux encore faire partie de votre vie au quotidien parce que je vous aime et que toutes les activités de bénévolat au monde n'arriveront jamais à combler le vaste néant maternel qui m'habite. Il me faut aussi un peu d'amour filial."

Je ne sais pas si c'est mieux dit. Pour moi, au moins, c'est plus clair.