lundi 21 août 2023

"Meilleur que la vraie affaire!"



C'est le temps des récoltes. Les fruits et les légumes nous tendent littéralement les bras. Les soeurs et moi avons donc décidé de cuisiner un bouilli pour recevoir papa en fin de semaine. Je propose de m'occuper du dessert. Après avoir pensé à différentes possibilités, voilà que me vient soudainement l'envie de faire une recette découverte pour la première fois alors que je travaillais à la direction des Langues officielles du ministère des Communications, à Ottawa. C'était dans une autre vie. Pourquoi tous ces vieux détails? Parce qu'en cherchant la recette hier dans le livre intitulé Recettes préférées du MDC/DOC Favourite Recipes (on est bilingue ou on l'est pas et, dans mon temps, la fonction publique fédérale était bilingue parfois à en être ridicule), j'ai eu un petit frisson genre comme dans les films d'horreur où tu pressens quelque chose que tu n'es pas certain d'identifier. Je vous le donne en mille : c'était cette fameuse nostalgie des temps anciens, du autrefois passé à la vitesse de l'éclair!

D'abord le livre de recettes. Un pauvre recueil mis en page et spiralé par des employés du Ministère afin qu'il puisse ensuite être offert en vente pour ramasser des sous dans le cadre de la campagne annuelle de Centraide. Je me souviens de l'appel à contribuer que nous avions reçu afin de recueillir suffisamment de recettes pour avoir un produit acceptable à présenter. Je me suis donc amusée hier à parcourir les pages en cherchant dans les recettes fournies les noms d'ex-collègues de l'époque. Je me sentais toute drôle. C'est comme si tout d'un coup je retournais en arrière. Maudit que j'ai eu du fun dans mon travail de fonctionnaire! J'y ai rencontré des gens extraordinaires dont certains sont devenus des amis très chers que je fréquente toujours.

Mais revenons à cette fameuse recette et à ces années où je travaillais aux Langues officielles. C'était dans les années 80. Nous formions toute une équipe de joyeux convaincus de notre mission qui consistait principalement à faire respecter la Loi sur les langues officielles au Ministère. Combien de combats avons-nous livré pour qu'une conférence soit offerte dans les deux langues ou qu'une publication destinée aux employés sorte simultanément en français et en anglais? Combien de réceptionnistes (ça c'étaient des personnes qui répondaient au téléphone pour toi et qui te remettaient des messages sur des petits papiers jaunes - une aberration aujourd'hui à l'heure des cellulaires et des boîtes vocales) avons-nous fustigé parce qu'ils ne répondaient pas dans les deux langues lorsque nous faisions nos enquêtes "anonymes" pour démasquer les récalcitrants? Nous étions des irréductibles Gaulois et nous ne manquions pas d'audace. Mes deux patrons profitaient même de l'heure du lunch pour espionner les bureaux de Postes Canada/Canada Post situés de l'autre côté de la rue où logeaient nos pénates. Cette agence avait le don de choisir des employés unilingues pour son comptoir postal. Invariablement, à la question "Est-ce que je pourrais avoir un timbre, s.v.p.?", ils répondaient "Sorry, I don't speak French!". Bam! On faisait une plainte au commissaire aux Langues officielles. On ratissait large.

Bon, la recette. C'est sûr qu'on a dû en discuter autour de notre café le matin. C'était mon moment préféré de la journée. On arrivait tous très tôt, certains pour éviter le trafic, d'autres pour être en mesure d'aller chercher les enfants à la garderie après le boulot. Nous, aux Langues officielles, on faisait le café pour tout l'étage. Oui, oui. Mon patron, qui vivait à Orléans by the beach et arrivait aux aurores, avait décidé de lancer ce projet qui nous permettait d'amasser des fonds pour notre lunch de Noël. Il prenait donc le temps de moudre le nectar divin pour nos trois cafetières qui offraient du café noir normal, du café décaféiné et du café avec une saveur. Il faisait aussi la facturation de nos "clients" tous les lundis. On dirait comme ça qu'on perdait du temps, que nenni!! Bien des petits et gros problèmes se réglaient autour de la table à café et de façon beaucoup plus efficace que par les voies officielles. C'était l'époque du "présentiel" même si on ne savait pas que c'était ça qu'on faisait. Tous les jours, on se racontait notre soirée, notre souper, les frasques des petits. On discutait de nos émissions de télé ou on parlait politique. On se donnait des trucs de bricolage, de jardinage, de ménage, d'élevage d'enfants. On fumait aussi, les cendriers directement posés sur les tables et les bureaux. Je me demande encore comment il se fait que je n'étais pas plus incommodée par la fumée, la force de l'habitude sans doute.

Je crois que c'est à l'occasion d'une discussion sur un éventuel "potluck" comme on disait alors que j'ai entendu parler du "Sex in a pan" pour la première fois. Oui, vous avez bien lu. Quand notre collègue nous a fait part de sa contribution au repas, nous avons tous éclaté de rire. "Qu'est-ce que tu dis là? Ça n'a pas de bon sens un nom pareil. Qu'est-ce qu'il y a au juste dans ce fameux gâteau?" Et de continuer avec toutes les allusions auxquelles nous pouvions penser, allusions toutes situées au bas de la ceinture bien évidemment. "Vous allez voir comme c'est bon ce dessert-là," nous répondait-elle. "Je comprends, avec un nom pareil, on ne devrait pas être déçu" qu'on rétorquait en se bidonnant de plus belle. Il a fallu attendre une semaine avant de pouvoir nous faire une idée. Est-ce que le nom de ce dessert n'était que fumisterie ou le gâteau méritait-il vraiment un tel libellé?

Elle a déposé le gâteau sur la table et a commencé à le tailler en morceaux. Faut dire que la présentation était belle. Il y avait du chocolat et de la crème fouettée. Une fois dans notre assiette, le gâteau révélait ses différents étages avec son fond de biscuit. Il fallait goûter maintenant. C'était onctueux. C'était moelleux. C'était sucré. C'était croquant. C'était aussi rafraîchissant parce que servi froid. C'est à ce moment qu'on a tous décidé que, finalement, c'était meilleur que la vraie affaire! À vous de juger maintenant. Voici la recette.



GÂTEAU "SEX IN A PAN"

1er étage

1 tasse de farine

1 tasse de pacanes ou de noix de grenoble en morceaux

1/2 tasse de beurre mou

3 c. à table de sucre

Mélanger les ingrédients et les presser dans un moule de 13 par 9 po. Cuire à 350 F de 15 à 18 minutes.

2e étage

8 onces de fromage à la crème

1/2 tasse de sucre à glacer

1 contenant de 500 ml de Cool Whip (dégelé)

Mettre en crème le fromage avec le sucre à glacer (utiliser une mixette) et ajouter le Cool Whip. Étendre sur la croûte refroidie.

3e étage

2 tasses de lait

1 paquet de pouding instantané à la vanille (4 portions)

1 paquet de pouding instantané au chocolat (4 portions)

Mélanger le lait avec les poudings en suivant les instructions sur les paquets et étendre sur le 2e étage.

4e étage

1 contenant de 500 ml de Cool Whip (dégelé)

Étendre sur le 3e étage

5e étage

1 carré de chocolat râpé ou (ma version) des bleuets frais

Couvrir le 4e étage du chocolat ou des bleuets. Réfrigérer jusqu'au lendemain. 


samedi 19 août 2023

C'est pas grave

Bon, avant de commencer ce texte, j'ai relu certains autres blogs publiés précédemment pour me rendre compte que j'aborde un peu les mêmes thèmes depuis la pandémie. En tout cas, le moins qu'on puisse dire c'est que je ne fais pas dans la légèreté. Par ailleurs, je constate également que d'autres sujets reviennent parce qu'ils continuent de me préoccuper. Réussirais-je à dire les choses autrement cette fois, ou vais-je faire des "redites" pour reprendre une expression utilisée par une personne âgée de notre connaissance? Comme le répète l'Ami : "Tout cela a été dit des milliers de fois, encore faut-il maintenant innover". Bien d'accord, mais les sentiments humains ont-ils changé tant que ça au fil des décennies? Moi je proclame pour l'instant que c'est pas grave de revenir sur des choses qui nous importent. Voilà.



Tu vis avec deux chattes gériatriques, toutes deux malades. Les frais de vet sont, pour le moins, faramineux et réguliers. Tu sais qu'à 15 et 16 ans, leur temps est compté. Mais grâce aux pilules que tu administres quatre fois par jour et à la bonne bouffe du vet, les bidounes vont bien. Elles poursuivent leur petitebonnefemme de chemin dans la vieillesse féline. Elles mangent avec appétit. Elles courent encore et jouent un peu. Plus important, elles adorent se prélasser sur leurs coussins devant la grande fenêtre du salon et regarder dehors. Et toi tu les prends souvent, tu les caresses, tu leur donnes des milliers de baisers, tu essaies dans ta tête de te préparer à ne plus les avoir avec toi. C'est plus que difficile. C'est presque impossible. Tu souhaites seulement être à la hauteur quand le moment fatidique va se présenter.

"On va se ruiner en frais de vétérinaire. Ça n'a pas de bon sens de continuer à payer."

C'est pas grave que je me répète. Faut surtout pas que je pleure ma vie pour des chats. Je suis littéralement déchirée. Les mots sont durs, mais ils sont réalistes. Je ravale ma peine de tant aimer les chats, d'avoir ce lien si particulier avec eux. C'est pas pour rien qu'ils se perdaient toujours chez nous, comme par hasard. Je ravale parce que je n'ai pas vraiment d'argument à opposer pour justifier mes choix, sauf mon amour inconditionnel. Je ne peux rien ajouter. Gloup.


Tu reçois quand même des nouvelles de temps en temps. Tu réussis à garder un lien. Bon, pour tes textos, c'est silence radio dans la plupart des cas. C'est vrai que tu ne parles pas de choses super intéressantes, seulement de ta vie et de celle de l'Homme. Tu te fais l'illusion que, puisque tu ne les vois pas souvent, tu peux au moins les tenir au courant de ce qui vous arrive. Tu t'imagines maintenant que c'est parce que tu es devenue plate que tu suscites aussi peu d'intérêt. Tu voudrais leur dire ta peine ou au moins parler de la façon dont tu te sens, mais l'occasion ne se présente jamais car toi tu trouves que c'est le genre de conversation à avoir en face à face. Jamais ils ne te disent qu'ils s'ennuient. Seule toi semble être atteinte de cet étrange sentiment. Moins tu leur parles, et plus tu perds le fil de leur vie. Chaque fois, c'est un plus grand effort pour retrouver la page où vous vous êtes arrêtés. C'est un problème presque insoluble.

"La vie est rapide aujourd'hui. Ils sont pris dans un tourbillon. Tu vas te rendre malade si tu n'arrêtes pas de penser à ça et tu ne seras pas plus avancée."

C'est pas grave que je me dis puisque tout le monde semble trouver ma tristesse injustifiée. Je ravale donc ma peine de maman qui s'ennuie trop, qui ne peut s'empêcher de penser aux bons moments passés autrefois en famille quand c'était plus facile de se voir. Je ravale ma peine en pensant à mon dernier voeu d'anniversaire. Je voulais juste une fin de semaine, une journée ou un repas en famille. C'était bien compliqué à organiser semble-t-il. C'est pas grave. Je ravale. Des fois, je rêve à eux et je me réveille tout croche. Comme ce matin, où je ne voulais plus me lever, où je ne voulais plus parler. Et là je me trouve injuste de vouloir sans doute trop. Et je sens les larmes couler sur mes joues. C'est pas grave. Je ravale. Gloup.


Tu continues à lire les journaux et à écouter les nouvelles même si des fois tu te dis que ça ne sert à rien parce que tout va mal. En plus, ça te fout le cafard pour le reste de la journée. Mais est-ce que tu te sentiras mieux en jouant l'indifférente? Et puis, qui va continuer à se battre et à revendiquer si tout le monde abandonne, y compris toi? Tu le sais que tu vas peut-être y laisser ta peau. Oui parce que souvent ça te fait trop mal de voir ce qui se passe. Et tu te sens envahie d'une immense tristesse et d'une totale inutilité.

"Arrête de prendre le sort du monde sur tes épaules. De toute façon, tu ne peux pas sauver les gens. Tu te laisses trop envahir par la misère des autres. Il faut penser à nous d'abord."

C'est pas grave. Sans doute ils ont raison ceux qui me veulent du bien. Je ravale. Mon âme de missionnaire est blessée, mais ce n'est pas la première fois et ce ne sera pas la dernière. Je ne suis pas meilleure que les autres, loin de là, juste hypersensible. Ça date de mes débuts dans la vie et ça continue. J'ai toujours voulu prendre la défense des personnes seules, abusées, démunies. J'ai pas toujours eu les outils pour le faire comme j'aurais aimé le faire. Heureusement, avec les années, j'ai acquis de l'expérience et j'arrive à faire une différence qui me fait du bien à moi aussi. Je peux ainsi soulager un peu leur mal-être... et le mien. Je ravale quand même souvent mon impuissance à en faire plus. Je ravale ma révolte devant le manque de solidarité sociale, la surconsommation effrénée, le sort réservé aux plus vulnérables. C'est pas grave dit le gouvernement de ne pas avoir de médecin de famille. C'est pas grave d'avoir seulement un adulte et pas un vrai prof à planter devant une classe d'enfants. C'est pas grave de voir nos aînés se sentir de plus en plus isolés à un point tel que les demandes d'aide médicale à mourir ne cessent de progresser. C'est pas grave les feux de forêt, la pollution des usines cautionnée par nos élus, les périodes de canicule de plus en plus nombreuses. C'est pas grave les gens qui se retrouvent à la rue, incapables de dénicher un logement ou de se nourrir convenablement. C'est pas grave les migrants qui fuient des conditions de vie désastreuses et c'est pas grave ensuite de les exploiter ici dans notre beau pays. 

C'est pas grave. C'EST PAS GRAVE. C'EST PAS GRAVE.

J'ai des nouvelles pour vous. Oui, c'est grave. 

lundi 14 août 2023

Expirée une deuxième fois

 


Ouais, ma date de péremption est de nouveau atteinte. Quand ça m'est arrivé la première fois, je venais de prendre ma retraite après 34 ans de loyaux services auprès de Sa Majesté la Reine. C'était en 2011. Je me retrouvais soudainement à ne rien faire. Finie la routine du bus-boulot-dodo. J'avais soudainement beaucoup, beaucoup de temps. Voilà que je pouvais désormais faire ce que je voulais, quand je voulais, et ce sans rien n'avoir à demander à personne. C'était à la fois fantastique et totalement paniquant. Quand tu ne te poses plus de question sur la façon dont tu vas occuper ta journée depuis autant d'années, tu te retrouves devant un grand, un immense vide. Il y avait tant à faire. C'était vertigineux.

Comme les réflexes du travailleur ne disparaissent pas aussi vite, j'ai donc rapidement cherché à m'occuper. Je voulais faire du bénévolat depuis un temps immémorial. Je me suis donc engagée, "rengagée" comme disaient les Romains dans Astérix. Au bout de quelques mois seulement, j'étais occupée presque tous les jours de la semaine et j'adorais ça. C'est que je retrouvais une place dans la société, place qui m'avait été brutalement enlevée dès que j'ai franchi les portes du bureau pour la dernière fois. 

Ben oui, quand on est à la retraite, tout le monde sait qu'on devient plate. On se berce toute la journée. On reste en pyjama. On prend notre café jusqu'à midi. Les pauses s'étirent sans fin. Ce n'est tellement pas le cas pour la majorité des retraités. Mais on a beau se tenir au courant de l'actualité, faire plus d'activités physiques, s'organiser des sorties culturelles, faire du bénévolat sans compter nos heures, on n'est plus intéressant pour personne. On dirait que la question "comment ça va au travail?" est la seule qui importe. Tous les autres projets constituent, au mieux, des passe-temps pour personnes autrefois productives et utiles à la société. Faut dire aussi qu'on a été bien entraîné à se juger uniquement à partir de ce qu'on produit avec rémunération à l'appui. Le reste, ce sont des futilités. 

En tout cas, moi cette première période de ma retraite m'a permis d'accomplir des choses que je ne pensais même pas être capable de réaliser. J'ai rencontré des gens formidables, j'ai acquis de la sagesse, de la maturité, une plus grande ouverture d'esprit. Je me suis dévouée à des causes qui me tenaient à coeur. Et cela m'a remplie en-dedans. Parce que la retraite est venue avec le nid vide et les oisillons envolés bien loin. Un autre vide à remplir. Au moins, maintenant, quand on avait des réunions de famille, j'avais de nouveau des choses à dire, des projets à raconter. Je vivais encore. J'étais utile sinon pour mes enfants, du moins pour tous les autres que j'aidais avec passion. 


Puis est venue la pandémie. Elle a sonné le glas de toutes mes activités bénévoles. Et elle a marqué le début d'un autre vide. Fini le sentiment du devoir accompli, envolé le plaisir de faire une différence, parti le réseau social constitué par mes amis bénévoles. L'Homme et moi, on s'est retrouvé tout fin seuls. Une bulle? Pour nous, ça n'existait pas. Nos amis à Gatineau en avaient des bulles parce que la plupart avait leur famille dans la région. Pas nous. Alors en plus de nous retrouver complètement désoeuvrés (parce que l'Homme, à sa retraite, était venu me prêter main-forte dans mes différentes missions), on a été confinés dans la maison avec pour seuls baumes au coeur les zooms hebdomadaires avec le Fils et la Fille. On a collé notre arc-en-ciel sur la porte pour dire que c'était pour bien aller. On a regardé pousser nos cheveux (les miens sont devenus blancs) et l'Homme s'est trouvé une vocation de coiffeur qu'il a exercée dans le sous-sol, puis dans le garage. On a regardé des films où on voyait des réunions de famille et des gens qui s'embrassaient sans avoir peur. Je pleurais chaque fois. On a parcouru les trottoirs du quartier toutes les fois qu'on a pu en adressant, de très loin, de petits bonjours timides aux voisins. On a pris des apéros sur la terrasse. Tout seuls. Heureusement, notre couple d'amis de toujours a formé une bulle avec nous. Quel plaisir extraordinaire c'était de pouvoir manger ensemble en s'inondant de Purell, assis à deux tables différentes dans leur véranda! Les enfants sont finalement venus nous visiter après plusieurs mois. On se regardait comme des chiens de faïence, terrorisés à l'idée de nous toucher. J'avais identifié des verres à leur nom dans la salle de bains et les chaises dans la cour. J'étais devenue un peu parano. M'enfin. Cela n'a pas suffi à combler le vide de la longue solitude et, pour citer un grand ami, "on n'a pas eu le cul lourd" et on a tout quitté laissant derrière nous un peu plus de quarante ans de vie.

C'est mieux à Québec. On est beaucoup moins seuls avec la famille proche. On a retrouvé des activités bénévoles intéressantes. Mais la pandémie a laissé des traces. On a vieilli. On a été malades tous les deux, atteints par ce foutu cancer. On a vu toutes ces personnes âgées décédées seules dans une presque totale indifférence. Et on constate et surtout on subit le sort qu'on réserve aux personnes vieillissantes dans notre société. Je me sens donc périmée, expirée pour une deuxième fois. Le sentiment de vide, d'inutilité totale est revenu. Je suis périmée et plate. Je ne suis pas la seule à me sentir comme ça, à avoir l'impression que je dérange, que je prends une place que je devrais libérer au plus vite. Une amie me disait récemment avoir demandé de l'aide à sa fille pour une tâche qu'elle ne pouvait accomplir seule pour se faire répondre : "J'espère que tu ne commenceras pas à me déranger car je vais te placer!". Fatigue? Probablement. Ça fait mal quand même. 

Un ami qui n'a pas d'enfant me confiait que lui aussi sentait qu'il était de trop dans l'espace public, qu'on ne se gênait pas de passer devant lui dans les files d'attente, qu'on démontrait rapidement de l'impatience s'il ne répondait pas assez vite à une question ou s'il ne comprenait pas bien les instructions pour utiliser son téléphone intelligent par exemple. Les soupirs d'exaspération constituent trop souvent notre lot.

D'après ce que je constate autour de moi, et sans vouloir offenser personne, il semble que la seule façon de sortir de notre rôle de Serpuariens, c'est de devenir grands-parents. Tant pis pour mon ami. Et tant pis pour moi pour l'instant. Non mais c'est vrai. Les grands-parents aujourd'hui sont en demande exponentielle. Enfin des gens qui n'ont rien à faire et qui peuvent s'avérer utiles! En plus, ils sont consentants et désireux de retrouver une place. Oui, une place. Car leur sagesse n'est plus sollicitée. Leurs histoires interminables sur comment c'était dans leur temps n'intéressent plus personne et peuvent toutes être retrouvées grâce à une recherche sur Internet. Même constat pour leurs recettes contenant trop de gras trans. Mais qui veut encore cuisiner un ragoût de boulettes? Vraiment! Et on ne parle pas de leurs trucs de bricolage dont on n'a que faire quand on peut regarder une vidéo sur YouTube. 

Dans mon cas, ben j'écoute de vieilles séries de télé, je lis des livres et des journaux version papier, je cuisine des muffins continuellement comme si la "faim" du monde était pour demain et comme si mes enfants en voulaient encore, je me prépare trop pour des rencontres fort éphémères et j'essaie de toutes mes forces de croire que j'ai droit, comme toutes les personnes qui avancent en âge, à une place encore enviable dans ce monde en attendant l'expiration finale.

mardi 1 août 2023

"Vous savez, Madame, j'ai un cancer moi ...

 


... et on me donne deux mois à vivre". C'est avec cette phrase-choc que j'ai fait la rencontre d'un nouveau client de la Popote roulante la semaine dernière. Je voudrais vous dire que j'ai su trouver des mots apaisants et réconfortants en réponse à cette déclaration. Hélas non. Je suis plutôt restée sidérée sur le seuil de la porte ne sachant trop comment réagir à cette brutale déclaration. "Je prends des médicaments pour m'aider mais j'ai de la difficulté avec mon équilibre car je vois seulement d'un oeil", a-t-il poursuivi pendant que je lui tendais le sac contenant son repas. J'ai compris pourquoi peut-être il ne portait qu'un seul bas mais pas de soulier ou de pantoufle. J'ai finalement réussi à lui débiter des lieux communs genre "ça ne doit pas être facile" ou "il ne faut pas lâcher" et "je vous comprends d'être découragé". Vous savez ces phrases un peu vides, qui peuvent quand même être senties lorsqu'elles sont prononcées, mais qui ne consolent assurément pas la détresse exprimée.

Et je suis restée avec ses mots et son image dans ma tête. J'ai en moi gravé le visage de ce monsieur désemparé que j'aurais voulu serrer dans mes bras pour lui dire qu'il était aimé, compris et accompagné. J'imagine que s'il s'est confié ainsi à une parfaite inconnue c'est qu'il était probablement lui aussi sous le choc de cette terrible nouvelle. La fin qui devient soudainement proche, trop proche. Et la réalisation qu'on part seul comme on est arrivé.

Habituellement quand je reste accrochée sur quelque chose, y a une raison. Je la cherche depuis une semaine. J'ai d'abord pensé à ces gens touchés par le cancer qui vivent toutes et tous avec l'épée de Damoclès au-dessus de la tête dès le diagnostic prononcé. Même quand ça va bien, même quand on a réussi à échapper aux crocs de la bête, on a toujours peur qu'elle nous retrouve et nous dévore cette fois pour de bon. Ça pourrait être pourquoi j'entends la phrase tourner régulièrement dans mon cerveau. "Vous savez, Madame, moi j'ai un cancer". Ça me ramène à mon propre combat avec la bête et à celui mené par trop de personnes proches de moi.

Mais il a dit aussi "et on me donne deux mois à vivre". Ça aussi ça m'est rentré dedans. Comment on fait pour ne pas perdre espoir et continuer à faire les choses comme si de rien n'était? Je connais des sages qui arrivent à apprécier chaque petit instant qui reste, chaque petit bonheur qui se présente. Ils sont même capables de nous partager ces moments qui deviennent tellement précieux et à nous les faire ressentir comme si c'était nous qui mangions cette succulente mandarine le matin en savourant notre café. Ils nous rappellent l'importance d'apprécier ce dîner au resto ou ce repas partagé en famille. Ils ne nous font pas la leçon. Ils nous donnent un cadeau, celui d'apprendre à être reconnaissant, toujours et à jamais.

Alors, partant de tout ça, je dirais que je sais être reconnaissante et que je suis capable d'apprécier les petites, comme les plus grandes choses de la vie. Mon problème c'est que je voudrais que tout le monde travaille là-dessus, surtout les gens que j'aime. Je voudrais qu'ils réalisent l'importance de garder des liens forts pour ne pas regretter ensuite de ne pas avoir assez profité ensemble du temps qui nous est donné. Je ne sais pas comment on enseigne ça. Mais je déteste penser qu'il faut attendre d'être au pied du mur pour le réaliser. En même temps, des fois, faut se cogner sur le maudit mur pour se réveiller.

"Vous savez, Madame, j'ai un cancer moi et je vous ai réveillée".