samedi 14 mars 2015

L'année de mes 60 ans : Contrastes

Six heures du matin. J'ai passé outre à un de mes engagements de retraitée envers mon moi-même et j'ai mis le réveil pour être certaine de pouvoir arriver à temps. Où vais-je ainsi à l'aube? Servir le petit déjeuner aux résidents du CHSLD situé près de chez moi. C'est un bénévolat que j'avais dû laisser tomber en raison de mes nombreuses activités à la Soupière mais la journée où je me suis finalement décidée à remettre pour de bon ma veste et ma carte d'identité, j'ai été repêchée in extremis par le coordonnateur des bénévoles. Bien sûr que je pouvais revenir. En autant que je puisse m'échapper vers 10 h pour me rendre à la Soupière pour le dîner, je reprends du service. Mes conditions ont évidemment été acceptées et cela fait déjà deux fois en trois semaines que je m'extirpe du lit aux aurores pour jouer à la serveuse automate.

Ce matin, c'est le petit déjeuner "cabane à sucre". Ça veut dire qu'en plus des oeufs, du bacon et des fèves au lard, il y a aussi du jambon et des crêpes avec du sirop d'érable. Tout cela est accompagné de la musique appropriée qui sort du système de son installé sur le piano, c'est-à-dire des tounes de la Bolduc et des bons vieux rigodons. Il est maintenant 7h. Mes compagnes et compagnons, plus matinaux que moi, ont déjà monté les tables et le chef s'active sur la plaque chauffante. Bientôt, nous allons commencer à aller chercher les résidents sur les étages. Un premier client se pointe. Il a conduit lui-même son fauteuil roulant jusqu'à nous. Pendant qu'il déguste son café, il prend plaisir à écouter les blagues de notre cuisinier qui en profite pour lui demander comment il veut ses oeufs. Les trois prochaines heures passent rapidement. À la fin, nous aurons servi quelque 40 déjeuners! Je trouve ça d'autant plus admirable que nos clients sont malheureusement limités dans leur capacité de bien exprimer ce qu'ils désirent manger. Le plus difficile pour moi, c'est de voir quelqu'un peiner à chercher ce que peut bien être une saucisse ou encore ce qu'il met dans son café. En même temps, cela donne souvent lieu à des répliques tout à fait cocasses comme cette déclaration lancée par une dame très digne, centenaire de surcroît ai-je appris par la suite, qui, après ma longue énumération du menu du jour, m'a tout simplement rétorqué : "Vous pouvez me servir ce que vous voulez puisque je n'habite pas ici." Voilà une belle façon de contourner les choix multiples d'un menu qui en vient à brouiller inutilement le cerveau. Je me suis plutôt contentée de retourner brouiller les oeufs.

À 10 h 30, après avoir déjeuné avec la gang, je me dirige vers la Soupière. C'est mon deuxième quart de travail bénévole qui débute. C'est une journée occupée. La salle est pleine. Ma tâche de vendeuse de billets se complique depuis le début du mois par la prise de statistiques destinées à dresser un portrait de notre clientèle. Je pose donc mes foutues questions sur le revenu, le type de logement et la situation de famille en essayant d'être la plus discrète possible. Comme ils sont patients tous ces gens qui se présentent pour venir prendre un repas, souvent le seul qu'ils mangeront au cours de la journée. Vous trouvez que j'exagère? Si vous saviez... Dans mon patelin, la misère côtoie continuellement le bien-être. Je parle de bien-être et non pas de richesse car notre quartier ne renferme pas vraiment de gens nantis. C'est la classe moyenne qui y est principalement représentée, cette catégorie de citoyens qui s'appauvrit de jour en jour grâce à la soi-disant bienveillance de nos dirigeants politiques et à l'indifférence justement de ceux qui accaparent la richesse.

Alors, en ce vendredi de mars annonciateur d'un printemps qui se fait attendre, je retourne chez moi après avoir aidé à nourrir près d'une centaine de personnes. Je marche sur le trottoir en me disant que, décidément, la vie est remplie de contrastes. La mienne en tout cas. Mes jambes me permettent de me déplacer partout dans les rues du quartier et elles me mènent où j'ai envie d'aller. Je viens de laisser combien de personnes dorénavant privées de cette liberté parce que confinées dans un fauteuil ou dans leur cerveau en cavale. Je Le remercie pour ma mobilité. En arrivant à la maison, je vais aller faire l'épicerie. Moi je vais choisir ce que j'ai envie de manger. Mieux encore, je vais acheter suffisamment d'aliments pour manger à ma faim. Je rends grâce d'avoir cette chance. Même chose pour ma maison où je me sens en sécurité, protégée du froid et des intempéries, où je peux dormir dans un bon lit, où je peux cuisiner à ma guise, où je peux faire mon lavage quand bon me semble. Oui, je suis infiniment reconnaissante de profiter de ces commodités que l'on tient trop souvent pour acquises.

Quand j'ouvre la porte, je suis accueillie par l'Homme qui s'enquiert de mon début de journée. Presque 38 ans de compagnonnage, c'est quelque chose d'important ça aussi. Avoir quelqu'un qui nous aime, qui s'inquiète de nous, qui nous gâte, qui nous encourage et qui partage sa vie avec nous, c'est un privilège inestimable, un trésor qu'il faut chérir. Comme la famille et les amis. Ne pas être seul. La lutte devient plus facile quand on s'unit. Tout redevient possible. Les contrastes même peuvent s'estomper.