vendredi 25 août 2017

Une femme à la mer (2e partie)

"Life is a beach"
Je suis hantée par cette phrase depuis mon arrivée à Ocean City. Faut dire qu'une affiche proclamant cette maxime maritime accompagnée d'une jolie sirène est accrochée dans la salle de bain de la maison que nous avons louée pour nos vacances. Difficile d'y échapper. Et puis, la plage est partout ici. Elle est d'abord dans notre décor intérieur où les propriétaires n'ont ménagé aucun effort pour nous rappeler que nous sommes au bord de la mer : douillettes et coussins avec dessins de coquillages, innombrables bibelots et cadres avec bateaux, oiseaux, baigneurs, poissons et autres objets marins, cadrans avec l'heure des marées, et du bleu partout.


Dehors, c'est l'extase. C'est d'abord par le nez que ça se passe. J'ai toujours aimé l'odeur iodé de la mer. Alors, dès que nous franchissons le pont menant à Ocean City, j'ouvre la fenêtre de la voiture et je hume. En fait, je respire le plus fort possible pour retrouver ce parfum tout chargé de souvenirs. Ensuite, c'est la lumière, ce beau soleil éclatant, cette chaleur de l'été, du vrai été. Pas le pluvieux que nous connaissons trop souvent chez nous. Vient le cri des mouettes et des goélands qui survolent toute la ville. Puis, enfin, c'est ce premier contact avec l'immensité bleue, ce premier matin des vacances où la soeur Psy et moi nous rendons à la plage pour marcher.

"Life is a beach"
Au début, j'ai pensé, ben oui, la vie à la plage, c'est merveilleux d'autant plus que, le plus souvent, la plage, c'est synonyme de vacances, de repos, de plaisir, de bon temps. On se sent plus relax, plus calme, plus zen. On se fait dorer la couenne au soleil. On se lance dans les vagues. On se frotte les pieds sur le sable chaud. On observe les oiseaux, gros et petits, à la recherche de coquillages ou de crustacés. On les voit creuser dans le sable ou plonger dans la mer dans un manège incessant. Et il y a tous ces gens que l'on croise, amoureux qui se promènent en se tenant par la main, enfants qui jouent avec leurs seaux, ados qui se lancent un ballon de foot en faisant rouler leurs muscles, parents qui surveillent tout en prenant enfin eux aussi le temps de respirer par le nez. C'est ça la vie à la plage.

Mais les jours ont passé. J'ai observé. La mer n'est pas toujours la même. En fait, elle change constamment. Elle se fait calme ou violente. Elle clapote ou rugit. Elle change de couleur. Elle avance ou elle s'éloigne. Elle caresse ou elle attaque. Elle accueille ou elle rejette.

"Life is a beach"
Oui, voilà de fait une métaphore parfaite de la réalité. N'est-ce pas là après tout ce qu'est la vie qui est, comme la plage, un endroit où tout est éphémère. Là où tout change. Et même quand on veut que ça reste pareil, ça bouge malgré nous. Je l'ai réalisé tout d'un coup un matin où je m'étais plantée bien droite devant l'horizon. Il faisait si beau. L'air sentait si bon. Devant moi, l'infini. Que du bleu à perte de vue. Je voulais rester là et contempler tout mon soûl. M'imprégner totalement de cette beauté. À tout jamais. Impossible. À cause du mouvement incessant des vagues, j'étais obligée de bouger, de me déplacer, surtout que mes pieds enfonçaient dans le sable et que je pouvais difficilement garder mon équilibre. Alors, c'est ça. Même si je voulais que les jours s'écoulent un peu toujours de la même façon, dans un bonheur tranquille, ce n'est pas ça la vie. Est-ce que je ne l'ai pas assez répété dans ma tête cette phrase qui n'a l'air de rien mais qui est venue me bouleverser?

Je me suis retrouvée à la mer, amère. Et triste aussi. Décontenancée, ça c'est certain. Un peu incrédule devant l'inéluctable. Je n'ai pas le choix. C'est sûr que je préfère le plus souvent rester sur le rivage, les pieds bien ancrés, et regarder les flots déferler. Mais je sais bien qu'il y a des jours où je dois faire face aux vagues, aux forts courants marins et tenir bon contre vents et marées. C'est dans ces moments-là surtout que je devrai me rappeler que la vie, c'est une plage. Et accepter que je ne suis qu'une femme à la mer.


mardi 22 août 2017

Une femme à la mer (1re partie)

Voguez, voguez petits bateaux
Que je voudrais frêles esquifs
Pourtant ce sont fiers paquebots
Qu'en pleurant je lance sur l'eau
Avec le fol, naïf, absurde espoir
Qu'ils voudront revenir de temps à autre au vieux port
Pour se rappeler le tin qui les a soutenus
Quand ils étaient encore en radoub




Voilà. Je suis vieille. La preuve? Je vais au magasin quand je n'ai plus le choix de remplacer des vêtements qui m'abandonnent littéralement parce que trop usés. Pourquoi j'attends aussi longtemps? C'est que je déteste de plus en plus d'avoir à chercher des accoutrements dans lesquels je me sens bien et qui ne coûtent pas trop cher. Quand je me retrouve finalement dans la salle d'essayage, c'est ma mère que je revois. Oui, elle qui avait souvent mal aux jambes et qui, pour enfiler un pantalon, devait se donner un petit élan pour soulever rapidement sa jambe et l'entrer au plus vite dans le vêtement en espérant qu'elle réussirait du premier coup. Là c'est moi qui ai mal aux hanches et qui justement reproduis le saut maternel que je trouvais un peu bizarre. Un autre comportement qui n'était pas le mien autrefois fait en sorte que, lorsque je trouve enfin le vêtement désiré, j'en achète plusieurs exemplaires. L'automne dernier, je suis revenue avec trois paires de jeans identiques et deux chandails du même modèle mais pas de la même couleur. Que voulez-vous? J'ai encore légèrement conscience de l'image que je pourrais projeter en portant continuellement la même chose. Ce comportement que je ne croyais pas nécessairement avoir adopté pour de bon s'est de nouveau répété récemment avec l'achat de deux pyjamas du même modèle. Je n'ai plus envie de me casser la tête. J'aime un vêtement. Je me sens bien dedans. Je voudrais en avoir un tiroir plein mais, surtout, je voudrais que mes fringues ne s'usent jamais.

J'ai écrit ces deux petits paragraphes il y a plusieurs mois. Je pensais en faire un article qui n'a finalement pas abouti. Le thème, par contre, revient inlassablement dans ma tête. Et là, force m'est de constater qu'après plusieurs jours de plage et de mer à me faire chauffer continuellement la caboche par un soleil ardent lorsqu'il n'est pas éclipsé, mon sentiment d'être emportée contre ma volonté vers des cieux que je n'ai pas choisis revient en force. C'est que la mer m'offre la métaphore parfaite de ce que je ressens. Ça m'est sauté en pleine face ce matin en déjeunant avec l'Homme et la soeur Psy avec qui je vacationne à Ocean City alors que je leur faisais subir une envolée virulente sur ma décrépitude technologique cette fois. Oui, voilà un autre domaine de ma vie où je me sens maintenant toujours dépassée. Dès que j'arrive à comprendre une nouvelle application, à utiliser un nouveau programme, à manier un nouvel appareil, je suis confrontée au satané progrès. C'est pareil comme sur le bord de la mer. Tu commences à savoir comment prendre les vagues sans te ramasser la face dans le fond de l'eau, tu arrives à garder ton équilibre malgré les courants contraires que tu n'as évidemment pas vu venir, tu t'es presque convaincue que tu n'avais pas l'air tant que ça d'une vieille matante dans un costume de bain qui n'est pas un burkini mais presque quand... une grosse maudite vague vient te frapper de plein fouet et te fait exécuter une culbute involontaire qui envoie tes verres fumés au diable vauvert et ton orgueil au large. C'est comme ça que je me sens depuis que je prends conscience avec trop d'acuité de mon processus de vieillissement.

Certains me diront, la soeur Psy pour ne pas la nommer, qu'il existe des cours pour personnes âgées technologiquement analphabètes. Ben oui, c'est vrai. Ma crainte? C'est que d'ici à ce que je déniche le cours en question et que j'arrive à comprendre quelque chose je sois de nouveau emportée par le courant. D'autres me lanceront que j'exagère, l'Homme pour ne pas l'identifier, et affirmeront que je vois tout en noir. Mes compagnons me font presque passer pour une rebelle au changement, une indécrottable mésadaptée. Peut-être que c'est ce que je suis devenue après tout et pourtant... j'essaie de ne pas me laisser dépasser et de garder une place, ma place, dans cette vie qui s'écoule trop vite. J'ai bien quelques faiblesses, j'en conviens. Ainsi, je cherche encore les oisillons dans le nid vide de ma maison. Je ne suis pas vite à comprendre, ça c'est certain. J'accepte tant bien que mal d'avoir été remisée sur la voie d'accotement depuis que je suis à la retraite. Je suis dorénavant comme les vaches qui regardent passer les trains. J'observe les gens qui courent, qui sont occupés, qui ont des choses à faire, des choses importantes à faire. Pas juste jardiner tranquillement, faire des mots croisés, lire un journal sur support papier, cuisiner des muffins et s'entêter à en faire congeler pour des oisillons envolés. Voyez, là, je me rends bien compte que quelque chose ne tourne pas rond car les larmes coulent sur mes joues et je ne devrais pas pleurer. Ça m'énerve cette habitude-là d'avoir les yeux qui coulent tout le temps. Un autre signe de l'âge qui avance j'imagine. Les liquides débordent. Les digues cèdent. Je me mouche et je reviens.

dimanche 18 juin 2017

L'essentiel est invisible pour les yeux

Depuis quelques semaines, je marche tous les matins très tôt. J'ai décidé en fait de profiter à plein de l'été, de ses odeurs, de son soleil, de ses couleurs. Alors, dès que j'ouvre les yeux, s'il ne pleut pas, j'enfile mes espadrilles et, en bonne Marcheuse Urbaine que je suis, je me lance sur mes trottoirs chéris.

Mes promenades matinales ont toutefois amené un changement à ma routine qui prévoit normalement une méditation en pleine conscience au lever du jour. Je pratique donc maintenant ma zénitude au gré de mes pas. Ce n'est pas évident. C'est sûr que les pensées m'entraînent souvent bien loin du bruit que je fais en marchant sur de petites roches ou des brins de gazon. Dès que je m'en aperçois, je reviens au moment présent. Je respire à fond l'air estival qui change constamment selon les arbres ou les fleurs alors en explosion. J'essaie aussi de sentir la chaleur des rayons du soleil sur ma peau, ou le vent qui vient sécher ma sueur lorsqu'il fait trop chaud. Je fais appel à tous mes sens pour profiter à plein de mon expérience. Ainsi, j'adore écouter les oiseaux chanter et, ô bonheur suprême, surprendre le bruit de leurs ailes qui battent lorsqu'ils passent à plusieurs au-dessus de ma tête. On dirait de petits moulins à vent. C'est vraiment sublime. Je suis toute excitée aussi quand je surprends une bête "sauvage", comme une mouffette ce matin dont j'ai vu la queue qui dépassait au travers d'un bosquet.

Je ne me lasse pas d'admirer la beauté de la nature. J'aime toutes les saisons mais c'est sûr que l'été revêt un caractère spécial avec sa myriade de couleurs et de parfums. Et puis, même à la retraite, je pense encore aux vacances. C'est sans doute un réflexe trop bien ancré pour qu'il disparaisse même après plusieurs années de farniente. Aujourd'hui, je me suis d'ailleurs surprise à fredonner "Un air d'été, tout léger, tout léger, ... prière de ne pas déranger, je suis en vacances". À ce moment de mon bonheur tranquille, j'étais presque rendue à la plate-bande sauvage qui avait tellement retenu mon attention hier que je m'étais arrêtée pile devant pour l'admirer. Moi qui jardine avec ardeur, je suis quand même obligée d'admettre que je suis incapable de rivaliser avec Mère Nature. J'ai beau acheter de nouvelles plantes, modifier les arrangements d'une année à l'autre, harmoniser les couleurs pour tenter de trouver la combinaison idéale, je ne réussis jamais à obtenir la parfaite composition des plantes qui ornent les champs, les fossés, les bords de chemin et tout autre endroit même minuscule où Mère Nature s'est activée.

C'est donc un magnifique arrangement de fleurs sauvages, installées dans ce que j'ai deviné avoir déjà été une plate-bande en raison des copeaux de cèdre qui s'y trouvaient encore, qui avait stoppé mes pas hier matin. Je n'en revenais tout simplement pas de voir les graminées qui ondulaient derrière de petites fleurs jaunes et bleues que je ne pouvais identifier mais qui se mêlaient à d'autres que je connais comme des cléomes et des campanules. Ces dernières devaient sans doute être des vestiges de l'ancienne plate-bande et, en magnifique ouvrière qu'elle est, Mère Nature les avait tout bonnement incorporées à son oeuvre horticole. Quelle beauté pour les yeux! C'est comme si tout avait été pensé d'avance, les plantes choisies selon leur hauteur et leur couleur. L'arrangement étant situé tout près de la clôture qui mène au Rapibus, je me disais que ce serait bien agréable pour les travailleurs de contempler ce spectacle féérique avant d'entamer leur journée de labeur.

Le coeur en fête et la tête encore remplie des paroles de la chanson de Pierre Bertrand, j'arrive devant ma plate-bande improvisée pour constater avec horreur qu'elle avait été totalement rasée! Il ne restait que des morceaux de tiges, de feuilles et de fleurs sur le trottoir car, bien évidemment, la personne qui avait passé la tondeuse sans même s'arrêter pour voir la beauté, n'avait rien ramassé. Il ne subsistait qu'une pauvre petite cléome sur le bord du trottoir. Comment avait-elle survécu au massacre, je n'en sais trop rien, mais je n'ai pas pu m'empêcher de la caresser doucement avec ma main. Sans doute que des gens bien intentionnés ont trouvé que c'était une fameuse de bonne idée que de nettoyer ce ramassis de plantes en même temps que de tondre la pelouse avoisinante. C'est tellement plus propre, surtout quand on laisse tous les débris sur place comme beaucoup font d'ailleurs en ne balayant jamais les brins de gazon fraîchement coupés qui jonchent le trottoir après la tonte.

Comment vous expliquer que j'ai le coeur triste depuis ce matin? Cela m'a donné un choc de voir une destruction aussi sauvage qu'inutile. En même temps, cet incident est tellement représentatif du peu de cas que nous faisons de bien des choses dans nos vies. Si on prend soin de la chenille qui traverse la route et de la fleur qui pousse au travers d'un mur, on sera plus attentif à l'égard de tout ce qui nous entoure, plus respectueux de la nature qu'on détruit sans vergogne, des animaux qu'on abandonne sans remords, des êtres humains qu'on méprise, qu'on juge et qu'on maltraite. Mais il faut d'abord accepter de voir.


vendredi 17 mars 2017

Mon Fort Boyard à moi

Pour ma filleule Milène

Chers lecteurs fidèles, voilà que votre blogueuse se décide à reprendre le clavier. Beaucoup de temps s'est écoulé depuis mon dernier message. J'ai bien esquissé quelques ébauches dans les derniers mois, des bouts de paragraphes que je n'ai jamais terminés. Je ne sais trop pourquoi. On dirait que je manque de mots pour décrire ce que j'ai envie de partager avec vous. Ce sont souvent des impressions, des émois devant la nature et la beauté de l'être humain que j'aimerais mettre en textes pour les fixer à tout jamais dans ma mémoire... et dans la vôtre. Mais je suis dépassée par le moment présent, par la conscience de l'instant qui file dès qu'il se manifeste. Alors j'emmagasine. Et je me dis qu'un de ces jours, la réalité va me rattraper et j'aurai l'envie irrésistible de vous raconter une petite partie de ma vie.

Je ne sais pas si j'ai eu l'occasion de vous dire que je bénévole deux fois par semaine au CHSLD près de chez moi. Cela fait bientôt quatre ans. Au début, je me contentais d'aller au déjeuner communautaire une fois par mois. Puis, j'ai mis la main dans l'engrenage et j'ai commencé à servir de la crème glacée le vendredi. Et l'effet d'entraînement aidant, j'ai ajouté le bingo le mercredi. C'est par accident plutôt que par choix éclairé que j'ai commencé à fréquenter cet endroit en voulant me joindre à des amis qui s'occupaient du petit déjeuner. Je n'avais aucune idée à ce moment que je venais d'embarquer dans une grande aventure où j'aurais éventuellement à affronter quelques-uns de mes démons.

Je ne peux pas dire que je me suis sentie à l'aise tout de suite. Il a fallu d'abord que j'apprivoise les gens que je voulais aider et qu'ils m'apprivoisent eux aussi. Et, aussi bien vous l'avouer tout de suite, comme je déteste les hôpitaux, il a aussi fallu que j'apprivoise l'endroit. Je sais, je sais, un CHSLD, c'est un milieu de vie et pas un hôpital. Mais moi je n'aimais pas particulièrement l'idée de me promener sur les étages, de voir des gens en fauteuil ou dans leur lit, de sentir les odeurs pas toujours agréables qui se dégagent des poubelles installés dans les corridors, alors j'étais bien contente de me rendre simplement dans la grande salle pour monter les tables et jouer à la serveuse automate. Cela ne m'a pas empêché de vivre là la première épreuve de mon Fort Boyard à moi : les résidents ne sont pas des statues figées dans l'immobilité et le mutisme même s'ils en donnent parfois l'impression. Ainsi, un matin où M. L. se dirigeait vers sa table en manoeuvrant fort habilement son fauteuil électrique, j'eus cette brillante répartie : "Hé, ça l'air le fun cet engin-là." Ce à quoi il a répondu (et il ne parlait pas souvent) : "Tu l'veux-tu?" Et vlan! Dans les flancs! Je sais bien qu'il ne voulait pas me faire de la peine. Je crois cependant qu'il voulait sans doute me faire réaliser que c'est pas le fun d'être dans un fauteuil, même s'il est électrique.

Là, tout de suite, faut que je vous parle de la deuxième épreuve de mon Fort Boyard à moi : accepter, accepter qu'un jour on arrive au bingo par exemple pour apprendre que M. L. est mort. Vous savez, M. L, il aimait beaucoup aller dehors avec son fauteuil. C'est le lien que l'on avait développé nous deux : parler de la nature. Il raffolait de se lever tôt et de descendre en bas pour s'installer devant les grandes fenêtres pour voir le soleil se lever quand tout était tranquille, que la plupart des gens dormaient encore. C'est un des rares résidents qui était bronzé. Et pour cause! Il était toujours dehors. C'est l'hiver que c'était le plus difficile pour lui car il fallait qu'il ait un manteau pour aller se promener et, avec les coupures et le manque de personnel, il me disait : " Il faut brailler pour qu'on me mette mon manteau et il faut que je braille pour qu'on me l'enlève." Alors, souvent, il abandonnait. Au dernier petit déjeuner, j'étais toute heureuse de lui dire que la température devenait plus clémente et que là il pourrait sortir plus facilement. Il était content. Et, comme je me débattais maladroitement pour lui enlever son tablier (qui est une bavette en fait mais qu'il ne faut pas nommer ainsi pour ne pas dire les vraies affaires), je lui ai entouré le cou et je n'ai pas pu m'empêcher de lui donner un petit baiser sur la joue en lui disant : " Le fait d'avoir de la misère à vous enlever votre tablier, ça me donne une excuse pour vous embrasser." Il a souri. C'est la dernière fois que je l'ai vu. On m'a dit que la veille de son décès, il avait passé la journée dehors. Je suis contente. Depuis qu'il est parti, je pense à lui toutes les fois où je vais marcher. Alors, c'est ça. Apprendre à accepter l'inévitable. C'est vraiment pas évident.

L'autre affaire que je n'aimais pas particulièrement, c'est de faire manger les résidents. Moi, dans ma tête, participer au bar laitier du vendredi, ça voulait dire que je distribuais des cornets de crème glacée à ceux et celles qui étaient CAPABLES d'en manger. Pas de les aider à manger les fameux cornets. J'avais juste pas pensé que ça se pouvait que des personnes ne soient plus en mesure de tenir un cornet dans leur main. Troisième épreuve de mon Fort Boyard à moi : des fois, t'as pas le choix Marcheuse urbaine, faut que tu serves la crème glacée dans un bol et que tu la présentes avec une cuillère dans la bouche de quelqu'un. J'ai donc nourri des personnes dans leur lit ou dans leur fauteuil, des personnes qui me regardaient en souriant, d'autres qui ne savaient pas trop qui j'étais mais qui aimaient bien ce que je leur faisais goûter. J'ai dû essuyer des bouches qui dégoulinaient, des mains qui voulaient m'aider sans trop savoir ce qu'elles faisaient. Pour joindre mes clients, il a bien fallu que je fasse le tour de TOÙS les étages, que j'entre dans TOUTES les chambres et que je sente TOUTES les odeurs. En contrepartie, j'ai découvert le plaisir de faire plaisir avec juste de la crème glacée et un sourire. J'ai eu le temps de parler plus longuement avec les résidents et des membres de leurs familles. Et, avec ma gang de bénévoles "glaciers", j'ai pu constater à quel point on apporte aussi un réconfort à toutes les formidables personnes qui s'occupent des résidents. Oui, elles aussi ont droit à leur petite douceur!

Ce matin, je me suis levée à 5 h 45 pour me rendre au petit déjeuner. C'est tôt. Mais j'aime ça me retrouver dehors le matin quand tout le quartier sommeille. Aujourd'hui, il faisait quand même beau. Quand je suis sortie sur le balcon, je me suis arrêtée quelques minutes pour savourer le moment. Le silence. Le calme. Respirer l'air pur. Admirer la lune déjà en perte de sa pleine rondeur. Puis j'ai pris le trottoir. Je suis la Marcheuse urbaine après tout. J'ai dû m'arrêter deux ou trois fois pour apprécier le bonheur de pouvoir marcher librement. J'ai pris le temps de lever les yeux vers la croix qui domine toujours notre ancienne église de quartier maintenant transformée en gros condo. Puis j'ai continué ma route en passant devant la Soupière de l'amitié là où je me retrouverais à 11 h après le petit déjeuner. Et je suis enfin arrivée aux portes du CHSLD. J'ai pris une bonne respiration avant d'entrer et d'affronter la prochaine épreuve de mon Fort Boyard à moi : attendre en vain que M. L. se présente dans son fauteuil (il était toujours le premier arrivé) et qu'il s'installe à sa place habituelle. C'était mon premier petit déjeuner sans lui.