lundi 14 août 2023

Expirée une deuxième fois

 


Ouais, ma date de péremption est de nouveau atteinte. Quand ça m'est arrivé la première fois, je venais de prendre ma retraite après 34 ans de loyaux services auprès de Sa Majesté la Reine. C'était en 2011. Je me retrouvais soudainement à ne rien faire. Finie la routine du bus-boulot-dodo. J'avais soudainement beaucoup, beaucoup de temps. Voilà que je pouvais désormais faire ce que je voulais, quand je voulais, et ce sans rien n'avoir à demander à personne. C'était à la fois fantastique et totalement paniquant. Quand tu ne te poses plus de question sur la façon dont tu vas occuper ta journée depuis autant d'années, tu te retrouves devant un grand, un immense vide. Il y avait tant à faire. C'était vertigineux.

Comme les réflexes du travailleur ne disparaissent pas aussi vite, j'ai donc rapidement cherché à m'occuper. Je voulais faire du bénévolat depuis un temps immémorial. Je me suis donc engagée, "rengagée" comme disaient les Romains dans Astérix. Au bout de quelques mois seulement, j'étais occupée presque tous les jours de la semaine et j'adorais ça. C'est que je retrouvais une place dans la société, place qui m'avait été brutalement enlevée dès que j'ai franchi les portes du bureau pour la dernière fois. 

Ben oui, quand on est à la retraite, tout le monde sait qu'on devient plate. On se berce toute la journée. On reste en pyjama. On prend notre café jusqu'à midi. Les pauses s'étirent sans fin. Ce n'est tellement pas le cas pour la majorité des retraités. Mais on a beau se tenir au courant de l'actualité, faire plus d'activités physiques, s'organiser des sorties culturelles, faire du bénévolat sans compter nos heures, on n'est plus intéressant pour personne. On dirait que la question "comment ça va au travail?" est la seule qui importe. Tous les autres projets constituent, au mieux, des passe-temps pour personnes autrefois productives et utiles à la société. Faut dire aussi qu'on a été bien entraîné à se juger uniquement à partir de ce qu'on produit avec rémunération à l'appui. Le reste, ce sont des futilités. 

En tout cas, moi cette première période de ma retraite m'a permis d'accomplir des choses que je ne pensais même pas être capable de réaliser. J'ai rencontré des gens formidables, j'ai acquis de la sagesse, de la maturité, une plus grande ouverture d'esprit. Je me suis dévouée à des causes qui me tenaient à coeur. Et cela m'a remplie en-dedans. Parce que la retraite est venue avec le nid vide et les oisillons envolés bien loin. Un autre vide à remplir. Au moins, maintenant, quand on avait des réunions de famille, j'avais de nouveau des choses à dire, des projets à raconter. Je vivais encore. J'étais utile sinon pour mes enfants, du moins pour tous les autres que j'aidais avec passion. 


Puis est venue la pandémie. Elle a sonné le glas de toutes mes activités bénévoles. Et elle a marqué le début d'un autre vide. Fini le sentiment du devoir accompli, envolé le plaisir de faire une différence, parti le réseau social constitué par mes amis bénévoles. L'Homme et moi, on s'est retrouvé tout fin seuls. Une bulle? Pour nous, ça n'existait pas. Nos amis à Gatineau en avaient des bulles parce que la plupart avait leur famille dans la région. Pas nous. Alors en plus de nous retrouver complètement désoeuvrés (parce que l'Homme, à sa retraite, était venu me prêter main-forte dans mes différentes missions), on a été confinés dans la maison avec pour seuls baumes au coeur les zooms hebdomadaires avec le Fils et la Fille. On a collé notre arc-en-ciel sur la porte pour dire que c'était pour bien aller. On a regardé pousser nos cheveux (les miens sont devenus blancs) et l'Homme s'est trouvé une vocation de coiffeur qu'il a exercée dans le sous-sol, puis dans le garage. On a regardé des films où on voyait des réunions de famille et des gens qui s'embrassaient sans avoir peur. Je pleurais chaque fois. On a parcouru les trottoirs du quartier toutes les fois qu'on a pu en adressant, de très loin, de petits bonjours timides aux voisins. On a pris des apéros sur la terrasse. Tout seuls. Heureusement, notre couple d'amis de toujours a formé une bulle avec nous. Quel plaisir extraordinaire c'était de pouvoir manger ensemble en s'inondant de Purell, assis à deux tables différentes dans leur véranda! Les enfants sont finalement venus nous visiter après plusieurs mois. On se regardait comme des chiens de faïence, terrorisés à l'idée de nous toucher. J'avais identifié des verres à leur nom dans la salle de bains et les chaises dans la cour. J'étais devenue un peu parano. M'enfin. Cela n'a pas suffi à combler le vide de la longue solitude et, pour citer un grand ami, "on n'a pas eu le cul lourd" et on a tout quitté laissant derrière nous un peu plus de quarante ans de vie.

C'est mieux à Québec. On est beaucoup moins seuls avec la famille proche. On a retrouvé des activités bénévoles intéressantes. Mais la pandémie a laissé des traces. On a vieilli. On a été malades tous les deux, atteints par ce foutu cancer. On a vu toutes ces personnes âgées décédées seules dans une presque totale indifférence. Et on constate et surtout on subit le sort qu'on réserve aux personnes vieillissantes dans notre société. Je me sens donc périmée, expirée pour une deuxième fois. Le sentiment de vide, d'inutilité totale est revenu. Je suis périmée et plate. Je ne suis pas la seule à me sentir comme ça, à avoir l'impression que je dérange, que je prends une place que je devrais libérer au plus vite. Une amie me disait récemment avoir demandé de l'aide à sa fille pour une tâche qu'elle ne pouvait accomplir seule pour se faire répondre : "J'espère que tu ne commenceras pas à me déranger car je vais te placer!". Fatigue? Probablement. Ça fait mal quand même. 

Un ami qui n'a pas d'enfant me confiait que lui aussi sentait qu'il était de trop dans l'espace public, qu'on ne se gênait pas de passer devant lui dans les files d'attente, qu'on démontrait rapidement de l'impatience s'il ne répondait pas assez vite à une question ou s'il ne comprenait pas bien les instructions pour utiliser son téléphone intelligent par exemple. Les soupirs d'exaspération constituent trop souvent notre lot.

D'après ce que je constate autour de moi, et sans vouloir offenser personne, il semble que la seule façon de sortir de notre rôle de Serpuariens, c'est de devenir grands-parents. Tant pis pour mon ami. Et tant pis pour moi pour l'instant. Non mais c'est vrai. Les grands-parents aujourd'hui sont en demande exponentielle. Enfin des gens qui n'ont rien à faire et qui peuvent s'avérer utiles! En plus, ils sont consentants et désireux de retrouver une place. Oui, une place. Car leur sagesse n'est plus sollicitée. Leurs histoires interminables sur comment c'était dans leur temps n'intéressent plus personne et peuvent toutes être retrouvées grâce à une recherche sur Internet. Même constat pour leurs recettes contenant trop de gras trans. Mais qui veut encore cuisiner un ragoût de boulettes? Vraiment! Et on ne parle pas de leurs trucs de bricolage dont on n'a que faire quand on peut regarder une vidéo sur YouTube. 

Dans mon cas, ben j'écoute de vieilles séries de télé, je lis des livres et des journaux version papier, je cuisine des muffins continuellement comme si la "faim" du monde était pour demain et comme si mes enfants en voulaient encore, je me prépare trop pour des rencontres fort éphémères et j'essaie de toutes mes forces de croire que j'ai droit, comme toutes les personnes qui avancent en âge, à une place encore enviable dans ce monde en attendant l'expiration finale.

3 commentaires:

  1. Au belle Nicole, comme tu as raison. Des Srrppuariens... Même comme mamie souvent je me sens comme ça. C'est pas facile de montrer en âge! De toujours ce remettre en question! Est-ce ma place ou est-ce que j'ai une place dans cette galère. Je me dit par contre que c'est là que nous devenons des Serpluariens, lorsque nous arrêtons de nous questionner. Continue ma belle amie. Toi et l'homme êtes toujours des Seraquelquechoses. Si ce n'est qu'être présent auprès de votre famille et vos amis. Je peux vous dire que même de Gatineau je ressens votre amitié et amour. Redondant jamais! L'âge d'or qu'ils disaient! Piff. La redondance est dans la tête des autres... pas dans celle qui vie le moment.


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  2. Marie-France Arsenault15 août 2023 à 08:39

    Je suis sure que tous les gens que vous avez aidés, à qui vous avez ouvert votre cœur, ne pensent pas comme toi :). Je suis sure que c’est ton super pouvoir! Mais je comprends que l’impression d’être dépassé et inutile dans un monde qui va toujours plus vite doit être forte quand on est obligé de ralentir :( Je t’envoie plein d’amour ❤️. Et des grand-parents d’adoption c’est aussi bon ;) gros bisous, on s’ennuie de vous!!

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  3. Bien moi , j'en ai plus de grands parents. Vous pouvez m'adopter comme papie et mamie. Tes muffins sont cr.....ment bons. 😀

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