samedi 18 novembre 2023

La porte fermée

Je frappe plus fort. Pour la troisième fois au moins. Je commence à avoir peur de déranger les voisins. Mais il n'y a toujours pas de réponse. Je commence à m'inquiéter. Bon, ce n'est pas la première fois qu'un client de la Popote roulante ne répond pas lorsque je vais livrer. Les raisons sont multiples et, pour la plupart du temps, anodines. La personne s'est endormie devant la télé qui joue trop fort et elle n'entend ni cognement, ni sonnerie. Ou elle s'est recouchée après une mauvaise nuit. Des fois, elle a oublié qu'elle avait un rendez-vous médical et n'a pas annulé son repas. Plus simplement, il arrive aussi qu'elle ne se rappelle juste pas que c'est jour de Popote et elle a décidé de sortir à l'heure où nous livrons habituellement.

Devant la porte toujours muette, je me demande quoi faire. Dans le cas qui m'occupe, il s'agit d'une personne seule, très fragile. De plus, sa porte n'est d'ordinaire pas barrée. Mais pas aujourd'hui. J'ai essayé la poignée qui refuse obstinément de tourner et de me laisser entrer en poussant le bonjour le plus enjoué dont je suis capable. Oui, je dois souvent penser à prendre un ton gai et à m'accrocher un sourire aux lèvres. Car il y a des jours où ce n'est pas la situation précaire de plusieurs des personnes aidées qui me préoccupe mais bien mon moi intérieur anxiogène qui a pris trop de place. Dans ce temps-là, mon jovial bonjour est davantage réfléchi, moins spontané. Mais même quand je suis submergée par mes émotions, je m'efforce d'offrir un moment agréable aux personnes à qui je vais porter les repas. Souvent même leur résilience vient mettre un baume sur mon âme écorchée. Comme j'en ai encore à apprendre! Et ces belles leçons d'humanité que j'ai la chance de recevoir régulièrement me donnent encore plus d'élan pour poursuivre ma mission. Alors, bien que le moment passé avec ces magnifiques personnes soit court, je trouve important qu'il soit le plus significatif possible. Moi j'ai la chance d'avoir l'Homme, ma famille, des amis autour de moi. Je peux encore faire des activités pour me changer les idées, notamment marcher et faire du yoga. Malheureusement, ce n'est pas le lot de la majorité de nos clients. Conclusion : si je suis la seule personne dont ils verront la face dans la journée, aussi bien que je sois à la hauteur. 

Je suis toujours devant la porte. Je fixe les chiffres qui y sont apposés. Je suis bien au bon étage et au bon appartement. Pourquoi diable est-ce que je n'entends rien à l'intérieur? Devrais-je vous faire fi des scénarios catastrophes dont mon esprit créatif et prompt à la panique s'est déjà rempli? Et si la personne était tombée depuis plusieurs heures, incapable d'attraper le téléphone pour demander de l'aide? Ou bien, elle a eu un sérieux malaise et on va la retrouver inconsciente dans son lit, voire morte! Je repasse mes choix dans ma tête : je rapporte le repas à la Popote et signale aux responsables que la personne n'a pas répondu ou je retourne à l'entrée de l'immeuble pour sonner de nouveau à l'appart et espérer une réponse. C'est ce que je décide de faire.

Devant le tableau indicateur, je recompose les numéros. Ça sonne. Un coup, deux coups, trois coups. Une éternité!! Enfin, une voix toute faible répond. Je dis : "C'est Nicole, de la Popote. Je ne peux pas entrer dans l'appart, votre porte est barrée". "Donnez-moi une minute", qu'elle me répond. Une autre éternité passe. Qu'est-ce que Woody Allen déclarait à ce propos? Ah! oui, l'éternité c'est long, surtout vers la fin. Heureusement, avant que ma fin ne vienne, la porte de l'immeuble s'ouvre et je peux reprendre l'ascenseur. Arrivée à l'appart, je constate cette fois que la porte est entrouverte. Soupir et soulagement!!

Madame va bien. Elle a juste passé une mauvaise nuit et s'est rendormie. Qu'est-ce que je vous disais que ça pouvait arriver ce genre de situation! Je suis tellement heureuse de la voir se débarbouiller au lavabo de la salle de bain. Et elle, tout aussi heureuse parce qu'elle va manger du pâté au saumon. Tout est bien qui finit bien.

N'empêche. J'ai eu peur de la perdre. Devant sa porte close, je me suis dit qu'un jour, je devrai pourtant faire face à la musique. Ça fait trois ans que je la connais. Que je jase avec elle toutes les semaines. Que je l'encourage quand ça va moins bien. Je m'y suis attachée comme à la plupart de mes clients. C'est juste que, depuis vendredi, j'ai toujours dans ma tête cette image de la porte fermée et dans ma poitrine le serrement qui m'a envahi à la pensée que je l'avais peut-être perdue à tout jamais. Ben voyons, d'aucuns d'entre vous me diront, c'est une étrangère, pas un membre de la famille quand même. Ouais, pas pour moi.

D'abord, depuis que je bénévole auprès des plus démunis de notre société, je n'ai cessé de rencontrer des personnes lumineuses, extraordinaires et pleines de ressources. Elles m'ont fait grandir dans ma tête et dans mon coeur. Certaines sont devenues des amies, d'autres des personnes qui m'étaient très chères. Et oui, j'ai déjà fait face au grand départ, à plus d'une reprise malheureusement. Quand on oeuvre dans ce genre de milieu (j'ai aussi bénévolé en CHSLD), on marche souvent sur la corde raide. La vie, la mort, ça s'entrecroise continuellement. Et je ne suis jamais prête à lâcher prise parce que je les aime plus que tout. Je pensais être mieux préparée à cause des autres pertes que j'ai vécues. Force m'est d'admettre que non.

Mais avant que la porte se ferme pour de bon, je dois absolument me rappeler de profiter de toutes les parcelles de bonheur, de présence et de joie qu'il me reste à vivre jusqu'au bout du chemin. Jusqu'aux étoiles filantes.

Pour toi Karl Tremblay, homme plus grand que nature



3 commentaires:

  1. Que j’aime te lire, ma belle bénévole 🫶

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  2. Ton récit m’a passionnée. Dieu sait que je te reconnais dans cette expérience de bénévolat où tu y mets tout ton 🫶 jusqu’à recevoir de la force que te transmettent toutes ces personnes moins bien nanties. La vie défile très vite chez certaines de notre entourage, aussi est-il impérieux de saisir chaque parcelle du bonheur de les avoir encore dans nos vies.

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