mercredi 29 octobre 2014

Se faire violence

Bon, ben, on en apprend à tout âge. Je viens d'avoir 59 ans et je commence seulement à réaliser que la première qualité d'une mère (je vais me limiter ici à mon sexe afin de ne pas indûment englober les pères), ce n'est pas son grand coeur, ni son éternelle disponibilité, encore moins son amour inconditionnel, non, absolument pas. Aussi nobles que soient ces qualités, ce ne sont pas celles qui aident une mère à s'acquitter de son rôle d'éleveuse de progéniture. Non. Ce qu'il faut à une mère, c'est une armure. Quelque chose qui l'empêche d'avoir peur, qui retient ses larmes, qui la protège. Et j'ai nommé la capacité de se faire violence.

Maintenant que je réalise qu'il faut absolument posséder ce bouclier pour survivre à la maternité, je sens les souvenirs remonter à ma conscience. Je me rappelle ce dimanche où je revenais de la messe avec le Fils. J'avais décidé de passer dans le parc de l'école afin de permettre à mon petit garçon de 5 ans de s'amuser dans les balançoires. À un moment donné, voilà que je le retrouve en haut d'une structure d'où il prétend pouvoir sauter sans aide. Je mesure rapidement la distance qui le sépare du sol. Je trouve que c'est quand même haut pour mon bout de chou. Comme je lui fais part de mon inquiétude, il me répond qu'il a déjà sauté de cet endroit en compagnie des amis de la garderie. À ce moment-là, je me fais violence. Je me dis que je dois lui faire confiance et surtout ne pas lui transmettre ma crainte. Alors je l'encourage. Il saute. Et il se mord la langue en atterrissant dans le sable. Rien de bien sérieux. Plus de peur et de sang que de mal. Plus de peine pour maman que pour fiston. Même avec le recul, je ne regrette pas ma décision. Parce que c'est important dans la vie de se sentir capable de se lancer dans le vide.

Me faire violence. Combien de fois je me suis retenue de ne pas décourager inutilement, de ne pas demander à ce que des règles soient suivies juste parce que moi je les avais suivies, de ne pas exiger l'obéissance aveugle ou le respect non mérité. Faut dire que j'avais tous les pourquoi de la Fille pour m'empêcher de sombrer dans la traditionnelle réponse : "Parce que je te le demande". J'étais aussi bien d'avoir de bonnes raisons pour exiger des choses qui lui semblaient futiles et un peu trop convenues. C'est comme ça que je me suis retrouvée sans argument valable pour lui interdire de partir cueillir des cerises dans la Vallée de l'Okanagan l'été de ses 18 ans. Elle a pris l'autobus pour s'y rendre. Elle a cogné aux portes des fermes pour se trouver du travail. Elle a campé dans les champs pendant deux mois et demi. Comme elle n'avait ni ordi, ni cellulaire et que les cabines téléphoniques se font plutôt rares en rase campagne, elle donnait des nouvelles à intervalles très irréguliers. Je me suis rongée les sangs tout l'été. Je l'ai imaginée se faisant violer, battre et tuer. J'ai dû lâcher prise car j'étais en train de devenir folle. Elle est finalement revenue avec toute une expérience de vie dans ses bagages. Je suis certaine que le voyage n'a pas toujours été facile et qu'elle ne m'a pas tout raconté. Et c'est bien comme ça.

Le Fils, lui, il ne perdait pas de temps avec les pourquoi. Avec sa force tranquille, il suivait simplement son chemin. Depuis le secondaire, il parlait de l'École de technologie supérieure à Montréal et de son désir d'étudier en informatique. C'est là qu'il est allé suivre sa formation pour devenir ingénieur. Je me suis encore faite violence. Que de larmes j'ai versées en parcourant mes trottoirs chéris en pensant au prochain départ du Fils pour la grande ville! Mais je ne pouvais pas l'empêcher de réaliser son rêve même si, après 7 ans, je m'ennuie toujours autant de sa présence dans la maison.

Me faire violence pour ne pas dire que je me trouve inutile. Me faire violence pour accepter que mes enfants peuvent être heureux sans moi. Me faire violence pour ne pas leur demander constamment des preuves qu'ils m'aiment encore.

Demain, la Fille va avoir 25 ans. Mais, pour elle qui se trouve actuellement à Hong Kong, c'était aujourd'hui. L'Homme et moi avons skypé avec elle tout à l'heure. Nous avions acheté son dessert préféré, une tartelette aux fruits, sur laquelle nous avions mis une bougie. L'Homme avait sorti son harmonica et avait pratiqué "Ma chère Coco c'est à ton tour de te laisser parler d'amour" avec moi qui chantais tout faux. Dès que l'ordi a indiqué qu'elle était en ligne, nous avons allumé la bougie et répondu à son appel en entamant notre chanson. Quand nous avons terminé, nous lui avons demandé de souffler la bougie en n'oubliant pas de faire un voeu. C'était beau. Je pense qu'elle était contente. Et nous avons eu un peu l'impression de pouvoir fêter avec elle.

J'ai été capable de ne pas pleurer devant elle. De ne pas lui dire à quel point j'aurais voulu l'embrasser et la serrer dans mes bras. De ne pas parler de l'ennui que j'ai d'elle. Parce que, comme mère, je dois me faire violence pour lui permettre de profiter pleinement de son aventure en Chine. Pour lui permettre de grandir encore un peu plus.

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