Il m'arrive parfois de ne pas savoir quand trop, c'est trop. Et je m'en mords toujours amèrement les doigts. Cela se produit quand je décide d'entreprendre mers et mondes, et ce, dans un délai où une personne sensée n'arriverait que péniblement à traverser une mare d'eau. Ce fut le cas ce soir.
En revenant du bureau, les neurones parfaitement au repos, je me suis dit que j'allais au moins faire travailler mes muscles. Il faisait très chaud et très humide. Qu'importe. Je suis en forme et je peux certainement profiter d'une perte de liquide salé. Je pars donc sous un soleil qui fait encore sentir sa présence même s'il est passé
16 h. Tout se passe assez bien jusqu'à
mi-parcours. Là, j'ai subitement un goût de sable dans la bouche. Je suis dans le désert et je m'imagine, comme Tintin, avec un mouchoir noué aux quatre coins posé sur ma tête pour me protéger des rayons brûlants du soleil, peinant à avancer, portant ma main à la gorge tellement j'ai soif. Oui, j'ai soif. Je veux être un chameau et jouir d'une provision d'eau quelque part dans mon corps. Ce n'est évidemment pas le cas. Je pourrais rebrousser chemin mais, aujourd'hui, je n'ai pas le jugement éclairé. Je termine donc mon parcours non plus en étant consciente de mes muscles endoloris par trop de jardinage, mais plutôt en rêvant de l'ombre de mon jardin et de la bouteille d'eau couverte de frimas qui m'attend dans le frigo du
sous-sol. Enfin, j'y suis. Je dois m'éponger le visage avec une débarbouillette tellement je dégoutte et je m'assois pour me désaltérer. Premier trop.
Je suis fatiguée. J'entreprends tout de même de cuisiner le souper en compagnie de l'Homme, revenu lui du gym et non pas de la rue comme moi. Il n'a donc pas de mouchoir blanc posé sur la tête, le chanceux. Malgré que c'est un soir de semaine, j'ai trouvé une petite recette pour apprêter les filets de doré. J'ai aussi décidé de finalement utiliser le
céleri-rave avant qu'il ne retourne pour de bon à l'état de racine. Et je concocte une salade verte après le vidage du
lave-vaisselle. Deuxième trop.
Je ramasse rapidement les restes du souper car j'ai prévu, pour terminer ma journée en beauté, planter les trois caissettes d'impatientes qui traînent encore sur le patio. L'Homme, toujours sans mouchoir sur la tête, m'annonce qu'il va faire un tour de reconnaissance du quartier,
c'est-à-dire se promener tranquillement à vélo. Fort bien. Moi je n'ai pas de temps à perdre et je me dirige dans le fond de la cour avec mes fleurs, mes outils de jardinage, une poubelle et le petit coussin pour mes genoux qui ne me quitte plus depuis deux semaines car, sans lui, je ne peux absolument plus m'agenouiller. Je m'interroge d'ailleurs sur ma séance de yoga de demain midi. Faire la table, soit se retrouver à quatre pattes sur le tapis, risque de présenter un gros défi. Mais je digresse comme à mon habitude. Je suis donc agenouillée dans la
plate-bande et je me fais dévorer par les maringouins.
Eh! oui, la brunante, ils adorent ça. Je tente de les chasser tout en creusant péniblement dans le foutu sol du
sous-bois constitué principalement de racines, de glaise, de bibittes et de presque pas de terre. Je me passe d'ailleurs la réflexion
suivante : "Ça fait trente ans que tu t'échines à planter des végétaux sous un immense érable qui occupe complètement la place. Quand
vas-tu comprendre qu'il s'agit là d'une mission impossible?" Je m'entête. La sueur me coule sur le front. Pour me permettre de changer de position avant que mes genoux lâchent complètement, je décide de m'occuper des poissons.
Je retourne dans le garage pour aller chercher la nourriture et les produits pour l'entretien de l'eau du bassin. L'Homme a placé le gros bac de recyclage bleu en plein devant l'armoire où je range mes affaires de poisson. Je pourrais le déplacer mais il n'y a pas un pouce carré de libre autour. En m'étirant énormément le bras, je parviens à ouvrir la porte et à prendre ce dont j'ai besoin tout en constatant que je n'ai pas amélioré ma douleur à l'épaule. Après la courte pause piscivore, je retourne au garage chercher le
chat-en-fer-forgé-muni-d'un-pot-de-fleur pour y planter une des impatientes. L'Homme a déplacé
le-chat-en-fer-etc., ou, plutôt, il a mis les trois morceaux qui le composent à trois endroits différents. La noirceur commence à tomber. Je cherche la lumière à tâtons et les morceaux du chat aussi. Cette fois, je ne peux m'approcher des tablettes à cause de tous les pots en terre cuite éparpillés sur le sol. Je choisis de tendre, non pas l'autre joue, mais l'autre main et je trouve les morceaux du
chat-en-fer-etc. Je plante l'impatiente et je me rends compte qu'elle n'est pas la seule de son espèce. C'est à ce moment que, tout guilleret, l'Homme revient de son tour de reconnaissance. Il ne pouvait plus mal tomber. J'hésitais justement entre les pleurs et la rage. J'ai choisi de l'enguirlander comme du poisson pourri (pardon mes chers espiègles du bassin) sur le désordre éternel qu'il fait régner dans le garage. Tant qu'à y être, j'ai aussi noté celui de son établi au
sous-sol. Troisième trop.
Il est rentré faire la vaisselle pendant que je terminais mes corvées (oui, ce n'était plus le plaisir bucolique de la jardinière jouissant du retour à la terre mais bien le dur labeur du colon défricheur). J'ai donc rempli l'arrosoir un nombre incalculable de fois pour faire le tour des plantes que j'avais mises en terre samedi et dimanche. Quatrième trop.
Je suis finalement rentrée. Pendant que j'étais sous la douche, j'ai presque pris la décision de ne plus entretenir mon jardin. Je sais bien que je ne le ferai pas mais, encore à cette heure où je vous écris, j'ai toujours l'impression d'avoir un mouchoir sur la tête et d'être aveuglée par la lumière du soleil.
Peut-être que demain matin, je vais entendre un formidable "Mille millions de mille sabords,
ressaisis-toi moussaillon!" Ah! le capitaine Haddock, lui il savait comment étancher la soif. Et faire de belles colères. Un autre qui ignorait que moins, c'est mieux que trop.
Chère Marcheuse urbaine,
RépondreSupprimerj'ai beaucoup aimé lire vos deux dernières chroniques (celle-ci et celle sur les trous de chaussettes et compagnie). Ça m'a fait réfléchir.
Je me demande souvent si on a bien fait de troquer la vie tranquille et monotone (certains diraient plate) d'antan pour la frénésie excitante d'aujourd'hui. Tant de possibilités s'offrent à nous, et pourtant, nous n'avons le temps d'en saisir aucune dans sa totalité.
Consacrer (vraiment) une demi-heure à un bas troué, à une amitié délaissée ou à une maman peinée, n'est-ce pas vivre pleinement?
Il me semble que ce sont ces petites choses qui tissent la trame de notre vie. Mieux vaut les choisir avec soin.
Le professeur Tournesol alias l'amie yogini :-)