dimanche 5 juin 2011

À bicyclette

Oui, l'argent a une odeur. Elle pue. Elle sent mauvais parce qu'elle a le don depuis toujours de m'empoisonner l'existence. C'est sans doute parce que je n'en n'ai jamais eu suffisamment. Je dois donc constamment me battre avec elle et, à cause de cela, nos relations sont très, très tendues.

Je trouve ainsi que prendre ma retraite de la fonction publique vient aggraver mon rapport avec l'oseille. Je n'en peux plus de vérifier auprès de sources qui se contredisent les étapes que je dois suivre pour pouvoir enfin quitter mon emploi en m'assurant de toucher comme prévu la pension à laquelle j'ai droit. Vous pensez que j'exagère? Hélas, j'aimerais bien vous dire que je me laisse emporter par mes émois habituels et inutiles. Mais ce n'est pas le cas. Les conseillères se mêlent dans leurs conseils, et ce, c'est lorsqu'elles daignent répondre à mes questions. Je me tourne je ne sais trop pourquoi vers mes collègues qui sont aussi perdues que moi. Et les écrits, ceux qui restent, n'ont pas été rédigés pour éclairer qui que ce soit. Bref, d'après ce que je comprends jusqu'à maintenant, je devrais avoir en banque un pécule me permettant de survivre au moins six mois sans toucher le moindre rond. Et je suis généreuse dans mon estimation.

Comme je ne dispose pas de cette somme parce que je suis une cigale invétérée mais mal assumée, j'angoisse, j'anxiogène et j'arrive à ruiner une journée magnifique en me tracassant pour la maudite argent sale qui pue. C'est là où en j'en suis en cette fin d'après-midi douce et agréable, assise sur le patio en train de contempler la beauté qui s'offre à moi et qui devrait suffire à me remplir totalement. Au lieu de simplement apprécier le résultat de mes efforts constants et répétés des dernières semaines, je n'arrête pas de penser à mes frustrations monétaires. L'Homme n'en peut plus d'entendre ma complainte. Parce qu'il sait que dans ce genre de situation, il ne peut rien dire pour me changer les idées, il se tait. Je suis encore plus frustrée.

Finalement, nous décidons de nous rendre à pied à l'épicerie chercher les ingrédients manquants pour le souper. J'essaie de penser à autre chose. De parler d'autre chose. Au bout de la rue, nous rencontrons un jeune garçon qui marche à côté de sa bicyclette. Je ne sais pas pour quelle raison il décide de nous expliquer qu'il cherche un siège pour son vélo. C'est seulement à ce moment que nous constatons qu'effectivement son vélo ne possède pas de siège. Il paraît que quelqu'un le lui a volé. Il nous fait alors part de ses dernières recherches infructueuses et de l'espoir qu'il entretient que son beau-père pourra peut-être lui en trouver un. L'Homme et moi avions justement discuté dans la journée du ménage que nous devrons faire prochainement dans le garage (rappelez-vous de ma frustration de lundi soir) et des choses dont nous devrons nous débarrasser. Parmi celles-ci, je vous le donne en mille : un vélo à peine utilisé par la Fille. Je ne suis pas forte en maths mais j'additionne rapidement un plus un pour proposer à notre ami de venir voir le vélo en question. Ça tombe bien. Il demeure à quelques maisons de chez nous. Nous lui demandons de venir dans environ une demi-heure.

Nous avons le temps de commencer le souper avant que notre client potentiel vienne examiner la marchandise. L'Homme gonfle les pneus et ajuste le siège. Notre ami, qui s'appelle Noah, lui tourne autour et semble bien content de ce qu'il voit. Comme nous lui avions dit que nous pensions demander 20 $ pour le vélo, il nous informe qu'il va revenir le chercher la semaine prochaine quand il va avoir réussi à accumuler son argent. L'Homme me regarde et nous nous comprenons sans parler. "Noah," commence l'Homme, "nous allons te faire un bon prix pour ce vélo. Tu peux partir avec tout de suite." Noah le regarde, ne semblant pas trop comprendre. L'Homme reprend : "Oui, c'est gratuit. Si tu l'aimes, il est à toi." Noah accepte notre offre mais en nous proposant de venir nous rendre de petits services pour compenser.

Plus tard, en repensant à Noah, une question revenait constamment dans ma tête : "C'est quoi le pire? Avoir une bicyclette pas de siège ou ne pas avoir de bicyclette du tout?" Et c'est là que j'ai enfin pu remettre en perspective toute cette affaire d'argent. Depuis que nous sommes ensemble, l'Homme et moi savons que nous ne mourrons pas riches, mais ce n'est pas ça l'important. Non, l'important, c'est de pouvoir donner un siège et une bicyclette à un petit garçon.

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