dimanche 12 juin 2011

La troisième saison

L'Homme et moi formons un vieux couple. En septembre, nous fêterons notre trente-troisième anniversaire de mariage et, si l'on compte notre année d'illégalité, nous partageons notre quotidien depuis... depuis trop longtemps sans doute. C'est en tout cas sûrement l'avis de beaucoup de gens qui, de nos jours, préfèrent la variété à la stabilité. Ne vous en faites pas, nous sommes fort capables de nous mettre à leur place et de comprendre leur désir de nouveauté.

Le problème, c'est que l'Homme et moi sommes étonnamment stables et prévisibles. Prenez seulement l'exemple du logement. Quand nous sommes arrivés dans la région, nous avons d'abord habité en appartement à Ottawa, plus précisément sur la rue Chapel. Nous sommes restés un an au 203, puis nous avons déménagé nos pénates au 403. Pourquoi deux étages plus haut? Ce n'était même pas plus grand. Les planchers de bois franc étaient juste plus propres. À part ça, c'était divisé exactement pareil. Inutile de vous dire qu'il n'a pas été difficile de nous adapter à notre nouvel environnement. Nous avons tout replacé au même endroit. À notre décharge, je dois avouer que nous avions quand même pris le temps de visiter d'autres appartements dans le quartier mais aucun ne nous était tombé dans l'oeil.

Puis, nous avons décidé de laisser le ROC pour retourner dans notre pays. Cette fois, nous avons changé de ville et avons loué le haut d'une maison. Nous y sommes restés environ six ans avant de finalement dénicher la maison de nos rêves... située de l'autre côté de la rue. Nous sommes ainsi passés du 290 au 273. Nous avons simplement transporté nos choses à la main. Et nous sommes toujours à la même adresse.

Alors nous sommes stables et encore ensemble après toutes ces années. Rassurez-vous. Cela ne nous empêche pas de nous tomber parfois royalement sur les nerfs. L'une des choses qui nous irrite beaucoup entre autres, c'est notre conception fort différente de la communication. Je vous résume le tout : je parle constamment et l'Homme n'écoute jamais. Bon, bon, j'exagère. C'est que moi je suis un moulin à paroles. Et l'Homme, lui, parle toute la journée à cause de son travail de vendeur. Quand il revient à la maison, disons qu'il aspire au silence. Pauvre de lui. Moi j'ai toujours des émotions à partager, des idées à proposer, des anecdotes à raconter, bref je le sollicite au quart de seconde. Comme il me répond au quart d'heure, nous vivons un décalage qui entraîne inévitablement de constants quiproquos :

Moi : "Je pense que nous devrions manger des steaks sur le BBQ ce soir. Il va faire beau, ce sera agréable d'en profiter. Qu'est-ce que tu en dis?"

L'Homme : Pas de réponse.

Moi : "Il me semble qu'on mange trop de boeuf. Il paraît qu'il faut réduire notre consommation de viande rouge. Si on veut faire plus attention à notre santé, on devrait acheter davantage de poulet. Justement, je crois qu'il reste des poitrines dans le congélateur. Je pourrais peut-être faire des brochettes. Qu'est-ce que tu en penses?"

L'Homme : Pas de réponse.

Moi : "Dans le fond, s'il fait vraiment chaud aujourd'hui, on pourrait simplement se contenter d'une salade. Ce serait encore mieux, pas de viande du tout."

L'Homme : "Ouais, c'est une bonne idée des steaks."

AAAAAAAAAHHHHHHH! Vous voyez.

Alors, aujourd'hui n'avait pas été différent des autres jours. Au déjeuner, l'Homme m'avait déjà demandé de me calmer un peu et de le laisser respirer. Il m'avait même avoué, en essayant de boire son café tranquille, qu'il serait mieux tout seul! Tout s'était arrangé, comme à l'habitude, et nous sommes allés au Marché By pour acheter d'autres fleurs et nous asseoir à une terrasse. Il faisait beau. C'était vraiment agréable. Dans l'auto, sur le chemin du retour, je n'ai pas pu m'empêcher d'étaler mes états d'âme à mon compagnon :

Moi : "Je sais que tu ne veux pas que je parle tout le temps de mes émotions, mais j'ai réfléchi et je dois absolument te faire part de la façon dont je vois notre couple maintenant."

L'Homme : Pas de réponse.

Moi : "Tu vois, avec les enfants partis, nous retrouvons notre liberté. En plus, nous sommes tous les deux en bonne santé, ce qui n'est pas à négliger. Notre situation financière est aussi meilleure qu'il y a quelques années. Nous pouvons davantage nous permettre de nous gâter."

L'Homme : Pas de réponse.

Moi : "Alors, je trouve que nous vivons l'âge d'or de notre couple. Qu'est-ce que tu en penses?"

L'Homme : Pas vraiment de réponse mais un sourire en coin que je note immédiatement.

Moi : "Pourquoi tu ris? Tu ne trouves pas que j'ai raison?"

L'Homme : "Si tu vois les choses comme ça, je préférerais que l'on parle de la troisième saison de notre couple. Me semble que ça fait moins vieux aux couches placés dans leur centre d'accueil."

Moi, surprise de l'à-propos de son intervention : "C'est vrai. C'est beau la troisième saison. Ça me rappelle le disque d'Harmonium, La cinquième saison. Eh! pourquoi pas la cinquième saison? Ce serait sympa aussi."

L'Homme : "Tu ne trouves pas que, rendus à la cinquième saison, on ne sera pas loin du centre d'accueil?"

Moi, émerveillée par son esprit philosophique : "Je n'y avais pas pensé. Alors, c'est dit, nous vivons la troisième saison de notre couple."

Après le printemps et l'été, voici l'automne. Ma saison préférée.

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