vendredi 3 février 2012

En pleine face

Je ne sais pas si ça vous est déjà arrivé d'être le témoin auditif de phrases qui frappent. Vous savez ce genre de formules toutes courtes qui en disent long. Ça m'est arrivé à trois reprises cette semaine. Laissez-moi vous raconter.

Il y a eu tout d'abord un jeune homme que j'ai dépanné à la Soupière. Seulement 19 ans. Quand il est arrivé pour chercher ses sacs de provisions, il a répondu à mon "Ça va bien?" que j'essaie toujours de lancer du ton le plus jovial et empathique qui soit : "Faut croire que je dois m'habituer à la pauvreté." Comme je ne savais trop quoi répondre, j'ai entamé la conversation. J'ai ainsi appris qu'il se cherche activement du travail, mais qu'il ne se fait offrir que des emplois à temps très partiel. Il joue au plongeur trois soirs par semaine. Ce n'est pas assez pour se payer un loyer et de la nourriture. Il faut choisir : un toit sur la tête ou un couvert sur la table. Il a opté pour le logement. Je lui ai donné un coup de main pour la bouffe. Et parce que je ne voulais pas qu'il s'habitue à la pauvreté, j'ai commencé à remue-méninger avec lui pour penser à d'autres endroits où il pourrait aller porter son CV. Imaginez-vous que, de fil en aiguille, nous nous sommes trouvés une passion commune : la musique métal! Et nous voilà en train d'échanger sur nos goûts respectifs. Et me voilà avec un de ses écouteurs dans l'oreille en train de découvrir le groupe The Browning. Finalement, il a laissé une copie de son CV à la Soupière et il est parti rencontrer le Pusher que j'avais réussi à rejoindre entre-temps pour lui demander s'il n'y aurait pas une possibilité que mon protégé puisse travailler au même endroit que lui. S'habituer à la pauvreté? À dix-neuf ans? Over my dead body!

Aujourd'hui, j'ai essayé quelque chose de nouveau. Avec un autre public cible. Je suis allée servir un brunch dans un CHSLD, soit un centre d'hébergement et de soins de longue durée. Juste le terme utilisé pour qualifier la durée me fait frémir. M'enfin. Je trouvais que c'était une activité à essayer. J'avais juste oublié un très léger détail : les personnes âgées mangent à l'heure où le coq n'a même pas encore chanté. Je devais être à mon poste dès 6 h ce matin. Laissez-moi vous dire que je n'ai pas croisé âme qui vive lors de ma promenade matinale. Quand je suis arrivée près de la porte principale, j'ai vu au travers des grandes baies vitrées qu'il y avait déjà de l'action à l'intérieur. Encore une fois, j'ai fait la connaissance d'une équipe de bénévoles absolument formidable. C'est justement ça le cercle vicieux du travail non rémunéré : Les gens sont tellement gentils qu'on ne peut rien leur refuser et parce qu'on ne peut rien leur refuser, on se retrouve aspirer dans la spirale de l'aide humanitaire envers et contre tout. Commencez-vous à saisir que je me suis laissée pour une énième fois entraîner dans ladite spirale? En tout cas, pour le moment, je possède encore l'étiquette de "bénévole rebelle" puisque je n'ai pas rempli les formulaires officiels. Juste pour le plaisir de rester rebelle, il se peut fort bien que je ne remplisse rien. Je verrai.

Je reviens donc à mon brunch. Je devais accueillir les bénéficiaires, leur passer un genre de bavette autour du cou, prendre leur commande et les servir. Pas trop compliqué à vue d'oeil. Un peu plus ardu toutefois à accomplir quand il faut s'adresser à des gens qui ont la mémoire défaillante. Par exemple, à la question "Voulez-vous vos oeufs tournés ou miroirs?", j'ai reçu la réponse suivante : "Mais faites-les cuire". Oui, oui, ne vous inquiétez pas. Et à la question "Qu'est-ce que vous prenez dans votre café?", j'ai obtenu cette réponse fort logique : "Du café." Il y avait toutefois encore des zestes de lucidité dans la place. Ainsi, en réponse à ma remarque "Il faut que je vous mette un tablier", une résidente m'a déclaré tout de go : "Oui, pour cacher la misère." C'est sûr qu'il y en avait de la misère dans cette salle où étaient réunies des personnes en perte d'autonomie, presque toutes en fauteuil roulant ou en marchette, avec de sérieux problèmes d'arthrite et de mobilité qui faisaient en sorte que nous devions couper en petits morceaux le bacon, les oeufs, les pommes de terre et les rôties. Mais il y avait surtout des sourires radieux et des mercis chaleureux. Des gens heureux d'avoir un changement dans leur ordinaire, de pouvoir se sentir comme au resto en prenant le temps de savourer un bon café, avec du café dedans, bien évidemment!

Et je termine avec cette remarque naïve, suave et ô combien réconfortante d'une très jeune stagiaire de la Soupière qui, en apprenant que je ne travaillais plus, me lance : "Je croyais qu'il fallait être vieux pour être à la retraite." Comme je lui répondais que j'avais tout de même atteint l'âge vénérable de 56 ans, elle me déclare : "C'est impossible. J'étais certaine que tu avais seulement 35 ans!" Je t'aime tellement chère M.
________________________
Notes félines : Ils sont vivants! La famille au complet. J'ai vu maman et ses deux chatons ce soir dans les plats de nourriture. Adorables. Il fallait que je vous le dise.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire