mardi 31 janvier 2012

Le mirage de l'idéal

Vous connaissez ma propension à courir les cliniques médicales. J'espionnais pas à pas depuis une semaine le développement d'une infection urinaire. Finalement, à 7 h dimanche, mes soupçons s'avèrent. J'urine le sang. Je ne fais donc ni une ni deux, et je me précipite pour obtenir le verdict d'un toubib.

La clinique ouvre ses portes à 9 h. J'y suis à 8 h 40. Je suis la dix-huitième patiente à s'inscrire. Je me désespère. Je ne m'imagine pas en train d'attendre des heures sur une chaise droite. Je retourne donc à la maison prendre une pause et reviens vers 11 h 45. Le docteur a déjà vu 28 patients! "Ça alors," que je me dis, "c'est un vite du stéthoscope celui-là!" Heureusement pour moi, la gentille secrétaire avait mis mon dossier en-dessous de la pile ce qui fait que je pouvais toujours obtenir l'avis médical recherché. Je constate d'ailleurs, après avoir obtenu cette information, la présence d'une affichette sur le comptoir de la réception qui indique que le quota de patients pouvant obtenir audience cette journée-là a été atteint et que la clinique reprendra ses activités seulement le lendemain matin. "Ouf," soupire-je, "je l'ai échappé belle," et je retourne attendre mon tour.

Pendant que je tourne les pages de mon journal, je vois entrer une jeune maman avec ses deux enfants. "Allez m'attendre là-bas," qu'elle leur demande en désignant la salle d'attente. Ils sont mignons. Un petit garçon et sa grande soeur. Ils s'installent non loin de moi et déballent les jouets qu'ils se sont apportés pour passer le temps. Inquiète à cause de l'affichette dont je vous parlais plus haut, je ne peux m'empêcher de jeter un oeil en direction de la maman qui, je le constate bien, tente vainement de plaider sa cause pour obtenir le droit de voir le médecin. Peine perdue. Elle revient bredouille vers ses enfants et, les larmes aux yeux, elle leur annonce qu'ils doivent quitter la clinique. "Pourquoi tu es triste maman?" demande d'abord le petit garçon. "Oui, maman, pourquoi tu pleures?" ajoute la grande soeur. La maman les prend contre elle pour les rassurer en leur affirmant que tout va bien aller, et elle se dirige vers la sortie. J'ai évidemment le coeur retourné. Je me dis que voilà ce qu'est devenu notre système de santé. Un endroit où il n'y a plus ni compassion, ni empathie. Bref, je suis restée outrée jusqu'à ce que j'embarque dans le soulier de l'autre.

Quand j'entre enfin dans le cabinet du médecin, je m'empresse de lui déclarer que je suis la dernière patiente de la journée, histoire de l'encourager. Il me regarde alors avec un pauvre sourire et me dit simplement : " Je crois que le ministre devrait m'envoyer une lettre de félicitations." "Vous avez raison. Vous avez eu une grosse journée," que je m'empresse d'ajouter pour le garder de mon bord même si je trouve qu'il y va un peu fort surtout quand je repense à la scène à laquelle je viens tout juste d'assister. "Effectivement," qu'il me répond, "c'était la septième en ligne!" Je comprends mieux maintenant son teint pâle et ses traits tirés. J'avoue aussi l'avoir côtoyé sous des jours plus joyeux. Sommes-nous en train de tous les perdre au combat? Voyez ci-dessous un extrait de la lettre ouverte envoyée aujourd'hui par le Dr Guillaume Langlois, médecin du village de Sainte-Gertrude, dans différents journaux :

Lorsque les gens de Sainte-Gertrude, apprenant que j'habitais dans leur village, sont venus me rencontrer pour me demander de travailler chez eux, je n'avais aucune idée de ce qui m'attendait.

On m'avait promis une équipe, forte, unie, prête à tout pour sauver sa communauté... On m'a promis la lune, un monde de rêves, un rempart contre le vent de folie de notre système de santé. Un vent qui souffle l'espoir des jeunes médecins comme une chandelle.

J'y ai entrevu des possibilités infinies... J'y ai surtout vu le moyen de me consacrer à ce que je sais faire de mieux : soigner, traiter, guérir, accompagner.

... Pendant trois ans et demi, j'ai été à la tête d'une clinique de plus de 3 000 patients. À bout de bras, j'ai supporté leurs joies, leurs peines. Avec eux, j'ai côtoyé la mort, la souffrance, le désespoir...

À 31 ans, j'ai l'impression d'avoir vécu plus que ma propre vie.

Malheureusement, pendant tout ce temps, je n'ai pu qu'entrevoir, au loin, le mirage de ma clinique idéale. La surcharge de travail qui devait être temporaire, une simple crise de courte durée, s'est prolongée, éternisée. L'équipe unie qui a oeuvré à m'attirer a éclaté. Les projets ont rapidement stagné, se sont figés. J'ai dû passer des milliers d'heures à gérer, négocier, rencontrer, convaincre, superviser, encourager, réconcilier... alors que mon seul désir était de soigner.

C'est donc l'âme et le coeur usé que j'écris ces mots... J'ai beau hurler, crier, il n'y a plus rien à espérer, les dés sont depuis trop longtemps jetés.


Soignants et soignés, il semble bien que nous soyons malheureusement tous embarqués dans le même bateau qui prend l'eau!

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